• Des insultes, il y en avait aussi dans la voix qui m’aboyait dessus, en persan, tandis que son automatique me glaçait la nuque. Plaqué au sol, des genoux écrasant mon dos, je crus qu’il allait m’arracher les bras. La morsure des menottes dans la chair de mes poignets m’aurait presque fait sourire...

    Dans ma pauvre cellule, au secret, j’attends mon sort. Ma confession est là, tout autour de moi, comme si je l’avais écrite -
    c’est ce qu’ils ont dû faire, d’ailleurs. Et la publier, partout... Je pouvais faire quoi ? Me taire ? J’y ai pensé, pour protéger Anna ; mais ils la tenaient déjà. Alors, à quoi bon... Avec un peu de chance, ils lui relâcheraient la pression si je parlais, c’est en tout cas ce que je m’étais dit.

    Anna. On avait passé du sacré bon temps ensemble ; la vraie vie d’espion, comme on la rêve. La vie sans limite, les boîtes secrètes et illégales dans les sous-sols de la capitale iranienne ; se défoncer, monter un faux dossier pour un article bidon sur la jeunesse contestataire... Faire le jeu du régime, en fait, en opposant rigueur et dépravation, l’ordre et la rébellion. Rentrer à l’hôtel officiellement, en ressortir officieusement sans les caméras. S’éclater. Baiser. Un peu en retrait derrière les barreaux de ma cage, je les regarde emmener ce joli corps qui s’est allongé dans mes souvenirs mais ne se lèvera jamais plus. Elle n’a pas parlé, elle ; on ne la retrouvera pas. Ils l’ont affublée d’un 'tchador' pour qu’on y regarde pas de trop près. Et puis ils la balanceront quelque part, ou bien ils l’enterreront, anonyme, vite oubliée. Sur la longue liste des journalistes emprisonnés, disparus, irrémédiablement perdus dans les remous d’un trop gros poisson... Et moi ? Je ne sais pas. J’attends, en me demandant si maintenant, j’ai vraiment envie d’en sortir. Je ne sais pas. Non. Je ne sais pas...

    * * *

    Aujourd’hui, je sais. Je revois le visage rieur de l’interprète, qui me postillonne au visage avec la sentence les vapeurs d’un truc qui n’a rien à voir avec le thé traditionnel ; et le sourire bien plus franc de celui qui le manipule. Grimace carnassière, qui n’a pas besoin d’en dire bien long :
    qu’il aille donc crever chez les siens, le chien d’occidental. C’est vrai, ça, et c’est malin. Avec ma mignonne face de traître sur la couverture des magazines et ma confession dans les suppléments du dimanche, j’aurai droit à un accueil spécial. Si je rentre. S’il vous plaît, gardez-moi ! Je resterai bien sage dans ma cellule, sans faire d’histoires... Rien à faire. L’envie de les traiter d’assassins m’effleure, puis me quitte en même temps que mes dernières forces : ça ne leur apprendrait rien. Le terme, c’est eux qui l’ont inventé ; l’exécuteur en revanche, leur sera tout à fait étranger. Je soupire, et me laisse entraîner ; mes espoirs à présent se raccrochent à une ultime chance, celle là même qui sera l’ultime menace : l’INCERTITUDE.

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • (...j’aurais pu aussi intituler l’histoire "La mauvaise vie", mais comme vous devez le savoir, il paraît que c’était déjà pris...)

    J’avais été officiellement -
    si l’on peut dire - recruté quelques jours avant mes 21 ans ; à l’époque j’avais déjà effectué une poignée de boulots « spéciaux » mais on peut dire qu’après ça, j’étais réellement titularisé. J’avais signé pour changer complètement ma vie ; mais à ce moment-là, je ne songeais pas trop à ce que cela pouvait signifier. Juste un job, me disais-je parfois en souriant ; juste un job...

    Avant de passer du côté des menteurs, j’étais tout sauf original - encore moins après, d’une certaine façon. Pas assez nul pour foirer ma scolarité, mais pas assez bon pour en faire quelque chose. Des boulots à la con, et le soir au pub ; ou chez moi à écouter Joy Division. Tout seul ou avec une fille, jamais la même ; bref, rien de très franc ni de sincère. Déjà... Mais le genre de mensonges que tout le monde tolère et pratique, en secret mais sans illusions. Qu’est-ce qu’on risque, après tout ? Qu’elle nous quitte, ou bien qu’ils nous virent. Une raclée, tout au plus ; même pas la taule. Alors... Et puis le mensonge, pratiqué avec art, ça peut vous mener loin. Chef de service, rédacteur en chef, ou même ministre ! Mais je n’avais pas cette ambition là. Gagner ma vie, grapiller même un peu plus ; vous savez, le Home Cinema, l’I-Phone, le cabriolet. Une belle montre...pour certains, c’est à cinquante ans. Moi, je la veux tout de suite.

    Alors j’ai signé pour ça, et puis aussi pour mon pays ; ça compte quand on est un peu mégalo. Et puis mince -
    autant le dire - quand on est un fieffé connard. Comme ça, c’est fait. Je ne m’en suis jamais vraiment caché, c’est pas le moment de commencer à faire le timide. Non, vraiment pas. Chaque jour qui passe, je me le dis ; pas besoin qu’on me le rappelle, mais je dis ça pour des prunes : pour une fois où je le pense, trois fois on me le crache en plein visage.

    Pauvre con !

    Cette fois-ci, c’était moi. J’avais dans les mains mon appareil photo camouflé, le numérique dernier cri qu’on achète pas sur les plate-formes officielles, et je mitraillais à tout-va sur le bureau du ministre. Clic ! Et encore un site secret d’enrichissement d’uranium qui passe dans le domaine public... Clic ! Et puis un autre déclic ; le métal froid qui vient s’appuyer tout à coup sur ma nuque, avec l’odeur caractéristique de l’huile d’arme, celle du pistolet automatique soigneusement entretenu par un propriétaire jaloux. Toute l’excitation qui s’envole, et les tripes lourdes comme du plomb ; je me sentais soudain très bête. Et je me le redisais, mentalement, avec peut-être un brin de cynisme :


    pauvre con...

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  •  

    Il s’était dit que ce n’était rien ; ça valait mieux que de pourrir d’angoisse. Il avait avancé la main et pris le téléphone pour appeler la modèle étourdie, lui dire sa façon de penser. Et qu’il devenait - déjà - fou à force de l’attendre...

    Estelle D. était une charmante personne ; vingt-cinq ans, cheveux châtains aux reflets cuivrés tombant en cascade tumultueuse sur ses épaules claires, des yeux verts...pétillants. Effervescents. Frédo la fit asseoir sur le divan, le plus naturellement du monde, entreprit aussitôt une série de clichés. L’objectif tournait autour d’elle comme un satellite, le photographe décrivait des orbites ; il perdait de l’altitude à chaque tour, se rapprochant peu à peu des courbes et des globes incontestablement terrestres qu’elle recelait, comme les trésors de sa géographie, sous une enveloppe de vêtements nuageux. A la seconde séance, l’atmosphère était plus transparente : il distinguait des formes, des reliefs, tentant d’audacieuses approches et bondissant d’angle en angle tandis que la modèle lui présentait de plus surprenants profils. Elle prenait goût à son expérimentation, répondait à ses tentations et paraissait sensible à ses avances photographiques autant qu’érotiques. Frédo était aux anges... Cependant, au développement de ses derniers rouleaux de pellicule, il devait avoir quelques surprises. Pas grand-chose à la vérité ; juste quelques épreuves dans le même état que précédemment. Noires. Il songea à un défaut de la pellicule, à un dérèglement dans le fonctionnement de son appareil. Pourtant, c’était étrange. De là à dire que c’était de plus en plus fréquent… Il ne l’aurait pas cru, s’il n’y avait eu l’incident des photos de la veille ; les clichés d’Estelle dans des tenues abracadabrantes - ou sans tenue du tout. Il les révélait fiévreusement, une à une, excité, tendu : et tout à coup... Le noir. Un vrai gâchis ; presque une photo sur deux. Mais ce n’était pas le même appareil !

    Elle se lova sur le divan, se déplia, ouvrit les bras en se roulant comme un jeune chat. Complètement nue, elle regardait Frédo qui tournait, escaladait les coussins, seulement vêtu d’un jean’s. Ils avaient commencé un shooting, ils avaient fait l’amour ; et ils recommençaient à impressionner la pellicule avec quelques postures osées qui, jamais sans doute, ne sortiraient de l’atelier. Le photographe utilisait un numérique prêté par un collègue, pour éviter les problèmes, inexplicables, rencontrés au développement. Tout allait bien ; soudain... Une ombre passa devant l’objectif. Frédo sursauta :
    Estelle l’avait vue aussi. Quelqu’un ? C’était impossible. L’atelier était fermé, la porte protégée par d’énormes verrous comme celle d’une cellule. Un effet de lumière, pensa le jeune homme en transpirant à grosses gouttes ; et il recula pour prendre un panoramique de sa compagne sur le canapé en cuir crème. Il vit alors celle-ci ouvrir de grands yeux...

    Estelle D. eut un hoquet de surprise : le coin de la pièce derrière Frédo s’était tout à coup rempli d’ombre. Elle voulut le prévenir, mais se retint une seconde, indécise. C’était trop stupide... Elle n’eut pas le temps de se décider.

    En un instant, Frédo Barrière fut entouré de noir ; cette même ombre noire qui occultait ses photographies. Il comprit d’un coup, voulut crier.
    TU SAIS QUE J’EXISTE... C’était ça ! Une chose rampante, obscure, qu’il avait dû surprendre sans s’en apercevoir et qui à présent l’avalait, pour garder le secret de son existence... Non ! Je ne veux pas mourir ! Je ne dirai rien ! Je...

    La jeune femme le voyait enserré par l’ombre, comme pris dans un tourbillon ; il semblait crier, mais aucun son ne quittait ses lèvres. Elle hurla. Elle pleura, hurla encore. Mais il n’y avait plus rien. Plus d’ombre, plus de Frédo. Juste un grand studio vide avec, au mur, des cadres et sur le bureau, sur le sol, dans les dossiers, des photos. Toutes noires, sans exception.
    Noir.

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  •  

    Frédo eut un involontaire froncement de sourcils en découvrant la photo ; il la sortit du bac et la regarda de près. Rien. Absolument rien. Il ne tenait entre ses doigts qu’un rectangle noir, même pas une image peu contrastée, l’arrière-salle à peine éclairée d’un bar poitevin ou même une ruelle obscure sulfatée par les rayons pâles d’un lampadaire moribond, non. Juste une erreur, un flop, du gâchis manifeste de pellicule... Hé bien, ça ! Il fallait bien que ça lui arrive un jour ; on ne peut toute une vie faire un parcours sans faute, et en fin de compte, Frédo s’en moquait bien. La seule chose qui lui posait problème, une heure plus tard, sirotant un whisky-glace dans le fauteuil de son bureau, c’était qu’il n’arrivait pas à se souvenir de ce qu’il aurait dû y avoir sur la photo. Il avait beau retourner la question dans sa tête, peau de balle, pas moyen de se le rappeler. La plupart de ses prises de vues s’imprimaient dans sa rétine en même temps que derrière l’objectif, il les enregistrait et, généralement, était impatient de les découvrir dans la chambre noire ; comme une femme longtemps désirée qui, à l’occasion d’un rendez-vous, se dévoile pour vous dans la pénombre d’un espace calfeutré, familier, intime. Une conquête à l’arrachée, au consentement aussi douteux qu’excitant pour l’œil aventurier du photographe : un plaisir de connaisseur quand il y a du monde au balcon, du sujet de choix sur papier glacé, bref, l’exclusivité du point de vue gourmand du chasseur. Mais là...il restait perplexe. Sa main gauche jouait avec le verre presque vide, sa main droite avec un crayon sur le bloc qui lui servait à noter ses rendez-vous. Pas d’idée. Il avait oublié.

    C’est plus tard dans l’après-midi qu’il repensa au bloc ; une
    (jeune) cliente qui tardait, l’ennui et l’impatience qui lui donnaient des fourmillements à l’extrémité des doigts - l’envie de caresser l’objectif et, peut-être, le modèle… Il consulta le feuillet griffonné, écarta le crayon à papier posé sur les derniers mots qu’il avait écrits. Se figea, avant d’avaler péniblement sa salive. La fille aurait dû venir ; elle avait déjà une heure de retard, et n’avait pas apparemment jugé utile de prévenir, ajoutant ainsi l’incorrection à son regrettable défaut de ponctualité. Cela n’arrangeait en rien son cas, Frédo ayant en règle générale autre chose à faire qu’attendre le bon vouloir d’une petite ingénue : son agenda ne débordait pas mais comptait quand même de quoi meubler la journée jusque parfois tard le soir. Alors, le retard... Pourtant, Frédo Barrière nota le fait et presque aussitôt, l’oublia comme il oubliait même un moment l’existence de la sans-gêne : son intérêt se focalisait sur une toute autre annotation qu’il ne se souvenait pas avoir consciemment écrite, son esprit luttait contre l’illogique et ses yeux relisaient sans cesse :



    Le photographe cligna finalement des paupières, préservant de justesse le délicat film lacrymal qui permettait à ses yeux de constater sans douleur l’incongru message qu’il avait lui-même inscrit sur la page -
    ça, il s’en souvenait.

    « A PRESENT, TU SAIS QUE J’EXISTE »

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • Fond sonore : [B.R.M.C. - Windows]

     

    Depuis cinq ans, Frédo était installé comme photographe dans la rue Peyrolières. Son atelier au premier, son appartement juste au-dessus. L’escalier débouchait, au rez-de-chaussée, entre les vitrines d’un marchand de Bibles et d’un Guitar Shop dont les enseignes au néon se faisaient directement concurrence. De cet affrontement criard retombaient en pluie des nappes clignotantes de lumière rouge sang, juste sur le petit panneau blanc : F. Barrière - Photographie d’Art, Portraits.

    L’après-midi, il recevait les clients ; shootings, photos de famille, etc... Il voyait passer des mères avec leur progéniture pas toujours photogénique, pas mal de filles grandes et filiformes avec rêves de mannequinat -
    ça, il aimait bien. Le matin, il développait ses clichés dans la chambre noire attenante à son atelier. Il aimait faire cela souvent à l’ancienne manière, en argentique, avec les bacs de solutions où trempaient les tirages qu’il faisait ensuite sécher en les suspendant, côte à côte, comme des vêtements sur la corde à linge après une lessive. Ça, c’était quand il avait le temps ; sinon, il travaillait en numérique, comme tout le monde. Cependant, le domaine où jamais il n’aurait travaillé autrement qu’en argentique, c’était ses photos de voyage. Les instantanés qu’il prenait quand il était de passage dans une ville ou une autre ; un porche, une maison, une ruelle obscure. Un tag, une voiture. Un pont d’autoroute tout neuf surplombant un vieux quartier ; le reflet d’une tour de bureaux dans une flaque d’eau, sous un ciel limpide... Tout ça, c’était pour son vieux Konica avec zoom semi-automatique : son premier appareil, une merveille qui jamais ne lui avait fait faux bond. Il l’emportait partout sous son bras, dans une sacoche pendue à son cou ; et tout ce qui lui accrochait l’œil finissait sur la pellicule. Pas une photo ratée en presque dix ans ! Du petit détail sympathique au panorama grandiose, tout finissait un jour sur le fameux fil à linge. Il en avait aussi tiré des agrandissements, qui agrémentaient son studio de travail et les murs de son appartement.

    Ce matin-là, Frédo développait donc de la pellicule. Il avait pris quatre jours de vacances pour monter voir des amis à Poitiers, ville qu’il ne connaissait guère, et il avait ramené toute une collection de prises de vues. Des angles de vue très personnels de rues et de chantiers de construction ; il y avait eu pas mal de travaux de rénovation les mois précédents, et les échafaudages toujours présents envahissaient les façades de la gare, de la cathédrale et de pas mal d’immeubles. Un genre particulier mais qu’il affectionnait : c’était plein de sens à ses yeux, cette association de l’éphémère et du quasi-éternel. L’homme et la pierre... Il avait aussi photographié des gens : des silhouettes errantes, des musiciens dans les bars -
    il travaillait souvent avec des groupes de rock - et des visages, des tronches, d’inoubliables figures impressionnant la pellicule et la rétine. Bref, toute une série d’images s’enchaînant un peu comme un inventaire à la Prévert, sans ordre précis, au gré des cheminements géographiques et mentaux du photographe, mêlant lieux, lumières, heures de la nuit et du jour de telle façon que, parfois, se souvenir du contexte devenait tout à fait impossible. Un casse-tête, mais qui pouvait avoir son charme : combien de fois était-il resté perplexe devant un de ses propres clichés, le retournant dans tous les sens sans parvenir à comprendre ce qu’il avait à présent sous les yeux ? Et pourtant, il les aimait bien, ces petits mystères ; il en avait même vendu à bon prix quelques uns. Frédo Barrière espérait bien trouver de ces perles, ce matin de juin, en développant dans le noir sa dernière pellicule. Mais à sa grande surprise, c’est sur autre chose qu’il tomba...

    (à suivre)


    Gatrasz.


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