• Photo : Lascaux


    Quand
    Khore’n se réveilla sur le sol froid et humide de la grotte, il était seul. Allongé à demi-nu dans une flaque argileuse, il ouvrit les yeux dans l’obscurité. Il sentait sur son front des mèches de cheveux collées par la boue et le sang ; et des douleurs se réveillaient un peu partout dans son corps meurtri. Ce n’était pas sans lutter qu’il s’était laissé prendre...

    Se relevant péniblement, les dents serrées pour ne pas hurler, il appuya ses mains à la paroi de la grotte et toussa, crachant sur ses doigts, encore une fois, du sang mêlé à de la terre ocre. Il se souvenait qu’on l’avait passé à tabac avant de l’enfermer sous terre. Pourquoi ? C’était bien simple à la vérité : son crime était de ceux qu’on punit sévèrement. Il savait depuis toujours qu’en séduisant la fille du chef il courait au-devant des ennuis. Mais comment résister ? Elle était tellement belle, et puis tellement...consentante ! De son doigt, il traça sur le mur le « V » tentateur que la jeune fille dissimulait
    (enfin, le plus souvent) sous son pagne en peau de chèvre. Il avait l’impression de la voir se détacher dans les reliefs de la pierre, venir le rejoindre dans sa solitude...

    Khore’n alla s’asseoir sur un rocher, renversant au passage un vieux crâne d’ours qui alla se briser sur le sol. Regardant les reflets de lumière filtrant à travers le mur de branches tressées, retenue par un lourd tronc d’arbre abattu, il songea à ce qui l’attendait. Dans quelques jours, il serait mis à mort. La fille du chef ? Il ne savait rien de son sort ; sans doute était-on en train d’en décider dans la tribu. Mais lui ne saurait jamais. Tout comme il ne verrait jamais plus les plaines et les bois. Il ne chasserait plus jamais, lui qui adorait pister le gibier, traquer les troupeaux de rennes dans les vallées encaissées… Le désespoir au cœur, il se leva. Dans ses yeux, il y avait des myriades de cerfs, de mammouths et de bisons. Il y avait l’auroch et le bouquetin, les grands félins et les échassiers qu’il avait vus près de la rivière. Sur ses doigts, il y avait de l’argile rouge, un bout de charbon qui traînait là...

    Quand les hommes de la tribu vinrent le chercher pour le supplice, épuisé, affamé, il durent l’entraîner en le soulevant par les bras.
    Bunorgh, qui était depuis toujours l’homme des Esprits pour le groupe, portait la torche ; ayant longuement regardé la fresque d’argile et de sang, il se tourna vers le condamné et le fixa d’un air étrange. Puis il sortirent de la grotte et s’éloignèrent vers la plaine et le lieu du sacrifice. Bunorgh cependant savait qu’à présent, le monde allait changer ; et qu’en réalité Khore’n ne mourrait pas vraiment. Il serait pour toujours là, sur la paroi fixant le monde avec stupeur, les yeux agrandis par la surprise de ce qu’il avait découvert...


    Gatrasz.


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  • Le vent souffle toujours sous mon nez des flocons ; le froid n’a pas encore réussi à pénétrer mon manteau mais il s’humidifie lentement en surface. Ma guitare se couvre de givre et d’une mince pellicule d’eau qui dégouline sur mes chaussures. Mes mains, je les garde au chaud.

    Devant moi le trafic se fait plus intense ; je vois, parfois, un regard furtif pour ce malheureux type debout sur le pont avec son instrument. Mais en règle générale, que dalle ! Le nez dans le guidon et le pied au plancher, pour arriver au boulot avant les bouchons. Pas le temps pour le reste...pour l’instant.

    Dans mon dos, un personnage s’arrête ; je l’entends qui dépose son matériel. Il y a beaucoup de pêcheurs qui s’installent ici, j’en ai souvent vu poser leur ligne par-dessus la rambarde et commencer à roupiller sur leur glacière, en attendant que ça veuille bien mordre... Mais là, ce n’est pas ça. Je sais, parce que je l’ai vu du coin de l’œil, que c’est David -
    mon batteur - qui prend place avec ses fûts. ‘When The Levee Breaks’ résonne dans mes oreilles en y pensant ; joli morceau, mauvais présage, alors je change et me berce d’un bon petit Wolfmother. ‘New Moon Rising’, ça ira mieux... Qu’un noir soleil se lève sur nos projets, à travers la tempête de neige qui s’annonce, non vraiment, ça ne serait pas pour nous déplaire !

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • Les mains dans les poches de mon manteau, je laisse le vent me souffler dans les yeux la fraîcheur du matin. Il est 7h40, et c’est l’Hiver depuis deux jours...

    Tandis que les premières voitures défilent, génératrices du brouhaha ambiant, je hausse les épaules, enfouis ma tête dans les replis de l’écharpe qui vient me moucher le nez. Avec elles le vent se lève, comme un tourbillon qui balaierait leurs traces en nous aspirant dans leur sillage. Ancré sur mon trottoir, le dos rond et l’œil noir, je résiste pourtant vaillamment ; car j’ai un but, une raison d’être là qui me fait supporter la fraîcheur humide. Un leimotiv qui m’a fait me lever à 6h ce matin pas tout a fait pour rien. On pourrait la lire, cette raison, dans la petite lueur qui anime mon œil et ravive en moi un feu souterrain, occulte même. Ce feu qui fait que je tiens sur le pont, Telecaster en bandoulière, face aux premiers flocons accrochant mes sourcils.

    J’ai confiance, l’heure approche et mon sourire grandit. J’ai du
    Them Crooked Vultures dans les oreilles, survivance du culte du Zeppelin chez les  Q.O.T.S.A, touchant au Nirvana par la batterie. Sur ces rythmiques un peu dures, mon pied battant la mesure, j’attends...

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • Dans le courant de l’année 1919, je travaillais au laboratoire Hallschmidt sur le campus de l’Université d’
    Arkham ; j’étais chargé avec mon équipe de l’analyse du matériel expédié d’Antarctique par l’expédition Ashton-Smith. Sur place, les scientifiques rencontraient de nombreuses difficultés pour faire fonctionner correctement leurs instruments, et un inexplicable accident avait détruit une partie du matériel. Nos études se basaient donc sur les photographies et les notes rédigées par nos collègues sur le terrain ; le premier envoi comportait des clichés en taille réelle des premières découvertes. Comme nous le précisait le professeur Ashton dans la notice, les prélèvements et les clichés au microscope allaient suivre par le vol suivant.

    Le développement des premières pellicules effectué, je me mis au travail ; il s’agissait d’étudier un sol préhistorique, un niveau calcaire très altéré présentant de nombreuses fissures et regorgeant de fossiles. Le cliché principal représentait un squelette manifestement humain, dans ce qui devait être une sépulture primitive. Il suffisait par lui seul à donner l’échelle -
    heureusement, car elle manquait. Oubli dû à l’excitation de la découverte, sans doute ; à moins qu’il ne s’agisse justement du matériel perdu... Dès le départ, je remarquai quelque chose d’inattendu : les espèces fossilisées, quoique ressemblant tout à fait à des spécimens connus, étaient d’une taille surprenante en comparaison avec le squelette. On connaissait ces mollusques ou leurs proches cousins dans des variétés pouvant atteindre, dans nos régions, une dizaine de centimètres ; mais de trente centimètres jusqu’à un bon mètre cinquante, jamais. Certes, ceux-ci étaient d’une espèce différente ; cependant leur gigantisme avait quelque chose de repoussant, d’inadmissible.

    Le problème venait aussi d’une sorte de méduse en relation avec le corps ; composé d’un corps de section pentagonale, pourvu d’un système vasculaire inédit, il était équipé de cinq tentacules enroulés et, apparemment, extensibles. Sa contemporanéité avec la sépulture ne faisait aucun doute : les deux se trouvaient dans la même couche calcaire plus claire, recoupés par les mêmes accidents, failles et fracturations du rocher -
    ce qui amenait à penser qu’ils s’y étaient tous deux fossilisés ! Les deux jours suivants furent dédiés à une recherche assidue de correspondances phylogénétiques, afin d’attribuer aux espèces observées au moins une tentative identification. Nous ne pûmes rien trouver d’équivalent à ce monstre dans la classification connue ; en revanche, plus surprenant, un de mes étudiants cru reconnaître dans les fossiles présents sur la photographie les phénotypes d’espèces microscopiques identifiés dans des sédiments calcaires de la fin de l’ère Primaire. Qu’ils aient pu survivre dans l’Arctique jusqu’à l’apparition de l’Homme était d’une hypothèse scientifique intéressante ; mais au point d’atteindre une taille si éloignée de celle d’origine, cela dépassait l’entendement. Quant à penser que c’était l’homme lui-même qui était très petit, c’était tentant certes mais aussi parfaitement absurde.

    Nous en étions là de nos recherches, fébriles et profondément perplexes, quand un coursier de l’université vint nous porter l’élément qui, loin de résoudre l’énigme, ne faisait qu’en obscurcir le sens ; cette nouvelle donnée se présentait sous la forme d’une autre lettre du professeur Ashton. Jointe au colis initial, elle s’était perdue quelque part au centre de tri et nous parvenait avec du retard ; quand je lus ce qu’elle renfermait, je sentis mes certitudes scientifiques s’étioler, se fondre dans le doute et l’égarement. Ainsi s’expliquait la ressemblance de la tombe avec
    ces minéraux broyés par la pression, à l’intérieur même d’un rocher... Elle en avait toutes les caractéristiques, certes,mais j’avais constamment repoussé cette idée. Et pourtant, tandis que ma raison rendait l’âme, je relisais sans cesse la phrase : « …pardonner mon erreur ; nous vous avons transmis les clichés pris au microscope. Il s’agit donc de lames minces de roche, les photos en taille réelle et macrophotographie suivront plus tard… »


    Gatrasz.


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  • Après ma libération
    traîtresse, je me terre comme le rat que je suis devenu ; mon premier soin a été de m’acheter une nouvelle arme, par un circuit que je tiens d’un ex-ami - ex de la C.I.A., aussi. Tout en passant dans ma ceinture un bon vieux Walther P38, comme une partie de moi-même perdue et miraculeusement retrouvée, je me sens à nouveau capable de respirer. J’en profite pour établir le contact, en demandant à mon fournisseur si notre 'ami commun' peut avoir autre chose qu’un calibre à m’indiquer. Une planque, à tout hasard ? Je voudrais bien, pour commencer, savoir où le joindre.

    «
    Vous voulez dire Mr Adams ?
    _Oui
    , dis-je en me souvenant d’une de ses couvertures ; il pilote toujours des transports civils en Afrique ?
    _Oh, oui...mais sous trois mètres de terre, en bout de piste à Yamoussoukro. Son Antonov a lâché juste après le décollage ; et il est retombé vite fait, avec sa cargaison d’armes.
    »

    Je reste un moment immobile, les yeux dans le vague : cette nouvelle me fait l’effet d’un sacré mauvais présage. Assassiné, lui aussi ? Rattrapé par l’
    Agence, après s’en être séparé pas tout à fait à l’amiable... Pour moi non plus, ça ne présage rien de bon. Je ne suis plus qu’un mort en sursis, le mensonge et la mauvaise foi ne m’aideront plus guère... Caché de nouveau dans ma cave, échevelé, barbu comme le défunt Saddam Hussein, j’attendrai qu’on vienne me débusquer en m’enfumant comme un renard. Ou un blaireau, plutôt.

    Et puis je prends d’autres contacts ; j’ai entendu parler d’un collègue à moi qu’on avait remercié pour abus divers, et qui a monté au vu et su de tout un chacun sa petite entreprise privée. Légale. ‘
    MercOsine’, que ça s’appelle. Le boulot ? Faire le coup de feu ; autrefois, on appelait ça faire le mercenaire. En Irak par exemple, ce genre de commerce est florissant depuis l’invasion américaine et la guerre du pétrole. En Angola, ça a relativement bien marché aussi. Je ris intérieurement ; là-bas, le moindre de vos collègues est un ancien assassin des services secrets qui a décidé un jour de bosser pour son compte. Pour quelqu’un qui craint, comme moi, d’être éliminé par l’un d’eux, difficile de faire plus sûr ! Au beau milieu du nid de frelons. Et puis...

    ...j’y vois un autre intérêt. Je me dis que ça serait une manière de changer radicalement de méthode ; je m’explique. Avec un fusil, tu ne peux pas mentir. La rédemption par les armes, en quelque sorte. Avec un bonhomme au bout de ta ligne de mire, y’a pas photo, tu tires
    'vrai'. Penser à ces choses-là, en ce moment, ça m’aide à tenir ; et quand je vois où le goût des mensonges m’a mené, franchement, je pense que ça pourra difficilement être pire.

    FIN


    Gatrasz.


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