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Par Gatrasz le 22 Novembre 2014 à 19:01
Fond sonore : [ Mogwai - White Noise ]
12 Novembre 2014, 10H30/21H.
Il est 20H47 ce 12 Novembre quand sonne le téléphone sur le bureau de Marcelin. Quand il décroche, une voix stridente occupe la ligne en un agglomérat confus de mots hurlés. Haussant le ton, il tâche de transmettre à son interlocutrice un message simple. "CALMEZ-VOUS !" Elle semble entendre, car la voix s'étouffe en un sanglot bruyant qui perd en hystérie mais gagne en clarté sur la ligne. La dame, voix jeune, s'exprime à présent sur un ton absent et déclare qu'une personne est inanimée ou morte, Marcelin comprenant à la volée que c'est un homme, qu'il est dévêtu et blond, qu'il est dans un lit et qu'il n'y a pas de sang entre autres détails surgissant de la terreur de la fille en état de choc. Plusieurs fois il tente d'interrompre la jeune femme, mais le flot de paroles est aussi difficile à endiguer que le Gulf Stream au moins, et menace à tout instant de revenir à l'état d'orage de confusion et de bruit. Il note en sténo tout ce qui le frappe en terme de détails utiles ; tout à coup le son s'étouffe dans un froissement, il comprend que le combiné a dû tomber - probablement sur le lit - mais la voix continue, de plus en plus heurtée, étouffée. Il pense à raccrocher, quand ses yeux tombent sur l'affichage du numéro de sa correspondante. Il le reconnaît. C'est le numéro de domicile personnel de son collègue, Constantin Chassepot. Marcelin raccroche en gueulant, bouscule une pile de dossiers et quitte son bureau en trombe. Bang-Bang...
10H30 - Cette fois c'est Marcelin qui s'y colle ; il faut admettre que la théorie de son collègue, si juvénile qu'il fût, est la seule sur laquelle travailler en attendant les résultats de l'appel à témoins. Par ailleurs le propriétaire de la boutique possède une camionnette, ce qui constitue une vérification nécessaire, une occasion de mettre la pression sur un suspect - si la visite de Chassepot a fait tiquer le propriétaire de la boutique, l'interrogatoire pourrait déclencher des réactions de panique révélatrices, au cas où l'on douterait toujours.
En fait de panique, c'est plutôt l'étonnement qui préside aux réactions de l'individu ; oui, il connaissait le vieil homme. Non, il l'avait pas vu récemment, en tout cas pas le week-end précédant sa mort. En revanche il connaît un site où la victime aurait pu se rendre - confirmation implicite des déclarations de Géraldine Ronsard, mais ils ont pu mettre au point ensemble l'histoire et le policier se méfie encore.
"Vous pouvez m'indiquer cet endroit ?
-Bien sûr ! Il s'agit d'un champ à quelques kilomètres au Sud-Ouest d'Orléans ; le propriétaire a donné bien entendu son accord.
-Pour ? Une prospection archéologique ?
-Non, non, pour qu'on puisse entrer sur la propriété et chercher les objets perdus.
-Oui, oui, j'imagine. Vous n'y étiez pas dimanche ?
-Non, j'étais en famille pour le week-end à Vierzon.
-Bien, nous vérifierons si nécessaire. Il nous faut savoir d'autres petites choses ; cela vous dérangerait de me confirmer votre emploi du temps pour les deux jours suivants, disons aux environs de 21H ?"
En début d'après-midi, Chassepot et lui échangent leurs points de vue dans le bureau qu'ils partagent au département de la police criminelle."Bien entendu, il possède un alibi pour les deux soirs ?
-Hé bien...le premier soir, son alibi n'est autre que ta chèèère Mlle Ronsard...
-...oh, ça va !
-Bref, ils ont fait un inventaire suite à une livraison dont il possède le bordereau. A priori, ça se tient. Pour le mardi par contre il était chez lui, avec seulement sa femme pour le confirmer. Autant dire qu'on ne peut pas être sûr.
-Les vidéos de circulation ?
-On les attend toujours. Et de ton côté ?
-Géraldine...Mlle Ronsard évoque un certain nombre de faits, disons...contestables concernant la loi sur la prospection...
-...et tu crois que ça m'intéresse ? On essaie de résoudre un meurtre, là, tu sais. Le trafic d'artefacts historiques comme mobile, à la rigueur je veux bien ; quelque chose là-dessus ?
-Non. Mais on peut supposer...
-Hé bien suppose, 'Bang-Bang', mais ça ne nous avance pas vraiment.
-Il faudra peut-être un peu de temps.
-On va surtout éviter d'en perdre, vois-tu. Que ta copine aime chercher des trésors est une chose, encore qu'elle le fasse d'une manière qui la mène à flirter avec le crime ; mais qu'elle t'embringue dans des considérations légales qui sortent de ta juridiction, non, ça n'arrivera pas. On va déjà tâcher de savoir si elle a le nez propre dans cette affaire, hein. Elle possède un alibi pour le lundi, je l'ai vérifié moi-même à la boutique. Et pour le mardi ?
-Oui, aussi. Une soirée dans un bar du centre-ville, j'ai vérifié sur les photos, elle n'a pas pu s'absenter plus de 20 minutes et c'est insuffisant pour aller jusque chez la victime et revenir.
-Elle peut néanmoins être complice, joli-coeur. Alors si elle ne te file pas d'info, tu laisses tomber. Pigé ?
-Oui, oui..."
Chassepot a l'air de marcher sur des oeufs ; à tous les coups il bave d'envie de se laisser emporter par son témoin dans une affaire de cul pas vraiment licite, et même complètement nuisible à la crédibilité de l'enquête. Il répugne à Marcellin de s'en mêler mais il lui répugnera encore plus de fiche en l'air une affaire parce qu'un flicard débutant trempe inconsidérément sa nouille ; il se promet de convoquer son jeune collègue avant la fin de la journée pour lui faire un topo en matière de coucheries réglementaires...
20H53 - La voiture file sur la route, gyrophare au plafond ; Marcelin martèle le volant, maudissant tous les signaux qu'il a ignorés concernant le comportement de son adjoint. Des histoires, il en a eu lui aussi et plus souvent qu'à son tour, c'est peut-être même pour ça qu'il traîne toujours un coéquipier juste sorti de l'école au lieu de prendre du galon. Mais tout de même, Chassepot... Ce foutu gamin trouve moyen de s'impliquer dans un plan foireux et d'atteindre une situation aussi désespérée en moins de trois jours ? C'est à lui, Marcelin, à lui seul qu'un sort pareil était destiné. Personne d'autre.
Il stoppe la bagnole en pleine course, laissant deux traînées de gomme sur le bitume devant la porte de l'immeuble et jaillit comme sous l'effet du choc en appelant à tue-tête Chassepot ; au deuxième, la fenêtre entrouverte laisse échapper des cris, la même voix qu'au téléphone. Las d'attendre après deux tentatives au bouton d'appel il enfonce la porte et s'engouffre dans l'escalier.
16H - En quittant tôt les bureaux de la Criminelle, Constantin est enjoué ; il pense à Géraldine, il pense aussi à ce qu'a dit son collègue à son sujet. Mais qu'importe, Marcelin ne la connaît pas assez pour comprendre. Lui sait que la piste est chaude, il sait que sans même s'en rendre compte elle est au centre de toute l'affaire ; et il sait aussi d'autres choses que la hiérarchie et peut-être la morale réprouvent mais qui lui sont pour le moment aussi irrésistibles que le simple besoin de respirer. Il veut la voir, il veut la toucher, la sentir autour de lui - tout lui paraît tellement plus clair, après. Il compose le numéro de l'étudiante d'une main, jouant de l'autre avec la fameuse balle de plomb qu'il a accroché au boût d'une chaînette, comme souvenir de cette peu banale affaire ; quand elle décroche, il serre au creux de son poing le petit projectile hors d'âge.
De but en blanc, il lui propose de passer chez lui pour la soirée ; elle rit - serrement de coeur - et sans refuser pour autant, suggère d'abord qu'ils se retrouvent en ville pour dîner, faire un tour sur les berges de la Loire et après...pourquoi pas ? Il rougit ; bien sûr, acquiesce-t-il. Et de rempocher son téléphone, triomphant et confus.
"Tu es sûr que ce n'est pas un problème ?, demande Géraldine Ronsard, en grignotant une crevette piquée sur un cure-dents.
-Quoi donc ? Le fait qu'on se voie, tu veux dire ?
-Oui.
(elle trempe une autre crevette dans la sauce piquante)
-Je ne veux pas que tu risques de perdre ton boulot pour moi.
-Ne t'inquiète pas de ça. Personne n'est encore au courant, mais si c'était le cas et qu'ils montent cette affaire en épingle...tant pis. Je pourrais toujours me reconvertir dans le commerce d'antiquités, il paraît que c'est juteux comme marché. Tu pourrais m'apprendre.
-Tu veux dire le marché noir ? Je n'y connais rien, moi, et je te rappelle qu'outre le fait que c'est illégal, Mr le lieutenant de Police, ça heurterait les quelques principes que j'ai gardés de ma formation universitaire, et je te dénoncerais.
-Ah, c'est comme ça ?
-Oui, euh...enfin, probablement."
Chassepot n'ajoute rien, se concentrant apparemment sur son assiette ; pas moyen de la prendre en défaut. Elle est soit très forte, soit candidement franche et dans les deux cas, il n'en est que plus stimulé par sa personnalité. Il la regarde piquer du riz sur sa fourchette comme il assisterait à un spectacle de prestidigitation. Ses doigts le démangent, il veut...il LA veut. Aux regards qu'elle lui lance, il peut dire qu'elle aussi ; ses regards, et aussi son pied sous la table. Ses mains à LUI se crispent nerveusement sur ses couverts ; ELLE paraît sereine.
C'est à peine s'il voit les passants tandis qu'ils marchent sur les pavés le long des quais ; elle lui parle de choses qu'il entend mais ne comprend guère. Seules son enquête et la fille qui marche près de lui ont un sens véritable à ses yeux ; et encore n'est-il pas très concentré sur le meurtre. Géraldine a de petites mimiques qui savent convaincre, des mots qui fondent et se mélangent en un flot toxique et délicieux, des mains qui se soudent aux siennes... Leurs langues s'emmêlent au pied des piles d'un pont avant qu'il ait le temps de s'en rendre vraiment compte. Les mains collées au bas de son dos semblent ne plus vouloir s'en détacher, tandis que les siennes errent, explorent, découvrent plus qu'il n'en faudrait. Un coup de dents lui fait comprendre alors qu'il est temps, peut-être, d'aller rendre visite à son appartement. C'est enlacés qu'ils passent la porte : Géraldine s'échappe en avant et tourne sur elle-même, curieuse.
21H - L'appartement est en fait plutôt un loft, aéré, spacieux ; sur la gauche une porte - la cuisine. En face un salon aménagé avec goût - lampes à lumière tamisée, tables basses supportant à la volée verres et bouteilles, platine et disques, ou un téléphone, près du canapé où Chassepot a plus souvent dû dormir que dans le grand lit dont on aperçoit les draps en vrac, plus loin, au bout d'un paravent. Le policier note mentalement l'absence de désordre apparent, personne au bout du fil - il doit y avoir un autre appareil sur la ligne, sans doute près du lit. En accordéon, les panneaux de toile imprimée aux motifs exotiques cachent encore à Marcelin la scène qui l'a conduit là ; il s'avance, soudain hésitant, circonspect, et c'est quasiment sur la pointe des pieds qu'il pénètre dans la relative intimité d'une charmante chambre à coucher aux limites aériennes.
Enroulée dans les draps du lit qui tombent autour d'elle en révélant des choses que Marcelin eût voulu mieux voir en d'autres circonstances, la rousse ne peut s'arrêter de hurler même si, peinant à retrouver le souffle, c'est par intermitences qu'elle le fait. Elle n'a pas lâché le téléphone, et serre le combiné convulsivement contre sa poitrine, comme pour étouffer un son trop insupportable, trop intense. Marcelin s'avance lentement, portant par réflexe la main à sa poche revolver quand lui apparaît la sinistre évidence du drame.
Constantin Chassepot gît sur le lit, beaucoup trop pâle, yeux grands ouverts fixant le plafond blanc avec cet air...non pas surpris, pas même horrifié, mais comme quelqu'un qui au travers d'une douleur insupportable aperçoit soudain, incrédule, une paix insoupçonnée sur l'Autre Rive. Les mains à plat, relâchées, paumes vers le haut après avoir étreint les draps au point de les déchirer. A son cou une chaîne d'or, très fine, rompue ; les deux brins s'achèvent en un point qui a dû porter un bijou, une médaille ou un pendentif quelconque. A la place il n'y a qu'un trou sombre bordé de chair noircie, au beau milieu du sternum. Marcelin dégaine son flingue, pointe le canon vers Géraldine - un homicide par balle, et c'est la seule autre personne présente. Elle se tait et le dévisage, stupéfaite ; il voit qu'elle n'a pas d'arme, ni dans les plis du drap qu'elle a fini par laisser choir, ni sous ses vêtements vu qu'elle n'en porte pas. La visant toujours mais sans grande conviction, il se baisse pour balayer d'un rapide coup d'oeil par terre, sous les meubles. Pas trace de pétoire. Il range la sienne et s'approche, confus ; et comme il va vers le lit, l'impression lui vient doucement que peut-être, il s'est passé quelque chose qu'il ne va pas pouvoir expliquer. Chassepot ne bougera jamais plus ; l'équipe médicale dont le fourgon vient d'arriver au bas de l'immeuble confirmera bientôt son départ définitif pour un monde peut-être meilleur mais à coup sûr inaccessible aux vivants qui restent là, désemparés. Géraldine Ronsard fait tellement peine à voir qu'il entoure des bras ses épaules nues, et elle pleure contre lui, longtemps, tandis qu'il essaie de maîtriser les sursauts de son esprit rationnel en pleine révolte. Il sait déjà que les tests de poudre seront négatifs sur la fille, que l'angle par lequel est entré le projectile mortel sera inexplicable, sans la moindre logique, et l'unique témoignage inexploitable. Pendant que les équipes s'affairent à mettre en place le périmètre de la scène, que d'autres emmènent la rouquine, il reste immobile. Sidéré. Pris d'un soupçon, il met un genou au sol, tend le bras sous le lit, en ramène quelque chose. Si l'objet a servi, ça ne peut être qu'il y a un siècle au moins vu la couche d'oxydes ; et sûrement pas dans cette chambre, car le lit est vierge de trou. Seul le corps au-dessus a été percé, de part en part... On lui tend un sachet en plastique ; il l'ignore. Ses yeux ne peuvent se détacher du creux de sa paume ou repose, fière, provocante et muette comme la tombe, une balle de forme cylindro-ogivale en plomb.
[FIN]Gatrasz.
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Par Gatrasz le 6 Octobre 2014 à 00:19
Fond sonore : [ Mogwai - San Pedro ]
10 Novembre 2014, 17H.
La rousse le regarde en plissant les yeux, puis sourit - avec un temps d'arrêt.
"Oui, ce sont des détecteurs à métaux. Pourquoi ?
-Je me demandais...si je pouvais m'en procurer un. Vous savez, pour débarrasser mon jardin des vieux bouts de métal, ce genre de choses...
-Bien sûr ! Nous avons plusieurs gammes de prix.
-D'accord. Mais, euh...c'est légal ? Il ne me faut pas un permis, par exemple ?
-Pas pour l'achat, non. En revanche la loi exige que vous demandiez une autorisation si vous voulez vous en servir chez quelqu'un. Tout le monde ne le fait pas, remarquez, mais...c'est mieux. Et, si ce n'est pas indiscret, qu'est-ce qui vous amène à vouloir acheter un détecteur ?
-Oh, euh...c'est juste un ami qui m'en a parlé. Il n'habite pas très loin, et...
-Qui est-ce ? Nous le connaissons peut-être ?
-Oh, je ne crois pas...Chassepot donne le nom du vieil homme et s'en veut aussitôt mais la gaffe est faite. La jeune femme le regarde d'un oeil soupçonneux, puis baisse la tête. Quand elle lui fait face à nouveau son regard est sombre et de la colère s'y lit en gros caractères.
-Qui avez-vous dit que vous étiez ?
Il juge qu'il est inutile de mentir, tant pour aboutir à ses fins que pour préserver les apparences de la bonne foi.
-Lieutenant Constantin Chassepot, Police Judiciaire d'Orléans. Je vois que vous connaissiez ce Monsieur, toutes mes condoléances... Je suis désolé de venir vous déranger à votre travail, Mlle...
-Ronsard. Géraldine Ronsard. C'est moi qui vous ai prévenus, comme vous devez le savoir.-Bien sûr, ment Chassepot avant d'enchaîner, niaisement : à ce sujet, permettez-moi de vous remercier en son nom, Mlle Ronsard. Si j'étais victime un jour d'un accident, j'apprécierais certainement que quelqu'un s'inquiète aussi efficacement que vous de...
-...ça n'a pas servi à grand-chose, en définitive. J'ai lu ce matin dans la presse qu'il y avait une enquête pour...meurtre. Comment est-ce possible ? Vous suivez une piste ? Ou vous attendez que tout le monde oublie...Elle se détourne, étouffe un sanglot que Chassepot juge assez honnête. Il songe à la réconforter, se dit que c'est peut-être inapproprié vu la situation. Il s'approche tout de même.
-Je vous promets de vous informer des avancées de l'enquête. Si d'aventure vous aviez besoin de...parler, ou de nous transmettre des informations, vous pouvez me joindre quand vous voulez.
Géraldine Ronsard renifle et sourit faiblement, le regard en coin.
-Je vois. Je ne sais vraiment pas quelle...information je pourrais vous donner, je ne comprends rien à tout ça. Mais je vous appellerai"
Dans l'oreille Chassepot, la phrase sonne comme une promesse. C'est beaucoup moins manifeste avec Marcelin quand il se sent obligé de lui raconter son initiative, le lendemain matin.
"Abruti ! Tu leur a dit que tu menais une enquête ?
-Hé bien, c'est en quelque sorte...sorti tout seul.
-Ah je vois. Et il y a d'autres choses qui sont sorties toutes seules quand tu étais là-bas, 'Bang-Bang' ?
-Euh, non, je ne suis pas resté assez longtemps pour lui mettre, disons, la puce à l'oreille.
-Doux euphémisme. Et quelle autre crétinerie comptes-tu faire à présent ?
-Je pensais garder le contact...
-...sans déconner ?
-Ce n'est pas vraiment un boulot d'infiltration, d'accord, mais comme j'ai un motif pour approcher la fille je me dis que je pourrais essayer de savoir si...euh, à quel point elle est impliquée. Il n'est pas nécessaire que je lui révèle ou en est vraiment l'enquête, si ?"Marcelin veut en attendant suivre la piste d'une camionnette aperçue par un voisin ; outre le fait de mener à son identification, faire paraître une annonce peut également détourner l'attention de la piste suivie par Constantin. Il ne bronche donc pas ; de toute manière si Géraldine Ronsard l'appelle, il avisera. Les informations sont maigres cependant ; le véhicule a été vu garé à proximité de la maison de la victime dans la soirée de la veille de la découverte du crime. Le voisin a voulu noter la plaque parce qu'il était gêné pour se garer alors qu'il rentrait plus tard que d'habitude ; ça peut être n'importe qui, et le temps de ressortir avec un stylo la fourgonnette de couleur sombre était partie. Constantin rédige le communiqué que son collègue fait parvenir aux médias. Marcelin s'inquiète ensuite des caméras de vidéosurveillances dans les environs ; Chassepot évoque les radars de sécurité routière. Les nombreux travaux initiés par la municipalité après les dernières élections ont conduit à réduire la vitesse de circulation en de nombreux points et des radars y sont fréquemment installés ; un conducteur stressé - par exemple par un récent meurtre - risque fort de s'y faire prendre, surtout pour un riverain habitué aux limitations usuelles. Il est à peine plus de dix-huit heures quand le téléphone portable de Chassepot se met à sonner. Il reconnaît le numéro, qui figure déjà dans le dossier de l'affaire.
"Mlle Ronsard ?"
Elle a réfléchi, dit-elle ; elle ne voit pas ce qu'elle peut faire pour aider mais peut-être, si Chassepot a des questions... Il suggére un endroit public comme lieu de rencontre, pour que l'interrogatoire soit moins solennel ; à côté de lui Marcelin qui n'en perd pas une miette, ricane.
* * *
"Vous le connaissiez depuis longtemps ?
-Quelques mois. Une amie l'avait eu comme professeur d'histoire au collège ; j'ai eu envie d'approfondir ce sujet en m'inscrivant en Licence, et...
-En Licence de... ?
-Lettres Appliquées. Ce n'est pas précisément au programme, mais j'ai fait de l'Histoire avant et je ne voulais pas perdre le lien. Et puis c'était un vieil homme passionnant, il connaissait tous les musées, tous les sites archéologiques de la région.
-Vous alliez le voir souvent ?
-Le week-end ou pendant les vacances avec une poignée d'autres, essentiellement ses anciens élèves, nous allions souvent visiter des monuments historiques, ce genre de choses. Sinon, je passais chez lui une ou deux fois par semaine. Pas vraiment pour un cours, en fait, on avait des sujets de recherche à potasser et puis on mettait en commun. De vieux textes, des cartes anciennes, des références de bouquins.
-Vous empruntiez des livres pour lui à la bibliothèque de Lettres ?
-Oui, aussi.
-Et cette semaine, vous dîtes qu'il n'a plus répondu aux coups de téléphone. Votre dernier contact remonte à quand ?Elle baisse la tête, se tait un moment. C'est décidément un beau brin de rouquine, et il enverrait bien paître à ce moment tous les règlements de Police afin d'avoir les coudées franches ; pour ne rien arranger voilà qu'elle prend la mouche.
-On dirait que vous interrogez un coupable. Je ne sais plus pourquoi j'ai voulu vous parler.
-Pardonnez-moi. Ce que j'essaie de reconstituer, c'est l'emploi du temps de votre ami, Géraldine.Elle réagit aussitôt, reprenant du poil de la bête avec un air moqueur du plus bel effet.
-Vous avez laissé tomber le 'Mlle Ronsard' ? Bien, je préfère. Euh...donc nous nous sommes vus dimanche matin ; vous savez, la ville a fait restaurer les façades de maisons anciennes du centre-ville et ça faisait un bon sujet de promenade. Et puis nous avons mangé des sandwiches sur les quais de la Loire. Quand je suis partie il devait être 13h, ou 13h30 - grand maximum.
-Il vous a dit ce qu'il ferait après ?
-Non. Mais il parlait beaucoup d'un site dont il avait entendu parler cette semaine, un ancien champ de bataille de la guerre de 1870, il y est peut-être allé. Je ne sais pas.Constantin Chassepot sent d'un coup son intérêt monter d'un cran - tant pour la donzelle que pour l'affaire. 1870 encore ; il a toujours dans sa poche la balle subtilisée par mégarde au vieux.
-Vous ne pensez pas que certains des anciens élèves avec qui vous vous baladiez auraient pu y aller aussi ? Il me faudrait leurs coordonnées, on ne sait jamais.
-Ah, mais oui, c'est possible. Je vais vous donner leurs noms, et...oh, d'ailleurs l'un d'eux est mon patron à la boutique, vous verrez.
-Décidément, le monde est petit..."Il essaie de rester de marbre, et pourtant il rayonne. Les pièces de sa théorie se mettent en place ; certes, tout est encore très flou, la piste à peine embryonnaire. Certes, qu'il ait au moins autant envie de mettre sa suspecte dans son lit que de lui passer les menottes - voire les deux - n'est pas du tout régulier. Mais il espère pouvoir cloisonner tout ça, ne rien laisser transparaître. Ecarter (les cuisses de) Géraldine de la liste des suspects - complice, à la rigueur ? Et Marcelin qui sera sur les dents, qui pourrit déjà de soupçons, mais qui SURTOUT ne doit pas savoir, enfin pas tout de suite, pas avant la fin de l'enquête.
"Et, hem... Vous avez quelque chose de prévu, ce soir ?..."
(à suivre)
Gatrasz.
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Par Gatrasz le 26 Septembre 2014 à 20:03
Fond sonore : [ Crippled Black Phoenix - We Forgotten Who We Are ]
10 Novembre 2014, 13H.Au début de l'après-midi suivant en terrasse de la Brasserie de Loire, l'affaire a quelque peu progressé. Le rapport du légiste y est pour beaucoup, et Marcelin pour pas grand-chose - pour le moment. Constantin Chassepot n'a guère de raison d'être fier, mais tout en soignant sa digestion il se dit qu'il y travaille. Le reste de la journée sera laborieux, ennuyeux à mourir, fructueux sans doute aussi avec un poil de chance... Plus tôt dans la matinée, Chassepot et Marcelin faisaient le point autour d'un café après une courte nuit.
"Voilà ! Noir, sans sucre... L'autopsie est faite, Votre Seigneurie ?
-Elle devrait, Chassepot. Je suggère que nous allions botter les fesses du docteur sitôt la fin de cette cafetière.
-Au fait, qui nous a prévenu ? La femme de ménage ?
-Un peu après 20h ? Non, c'est une étudiante qui prenait des cours de rattrapage avec le bonhomme qui s'est inquiétee ; depuis deux jours il ne répondait ni aux coups de sonnette ni aux appels, mais sa voiture était devant le garage.
-C'est exemplaire, d'habitude c'est après plusieurs semaines que les gens s'étonnent. Il était prof ?
-D'Histoire, à la retraite. Niveau collège, mais apparemment c'était une sorte d'érudit local, un passionné de 1870 justement. Il devait tenir votre aïeul en grande estime, héhé... Bang ! Bang !
(De nouveau le geste de tirer au fusil)
-Ha ha... Y a-t-il une chance pour que ce surnom évolue, ou c'est une condamnation à vie ?
-Disons que si je te surprenais avec deux superbes blondes en situation de conclure, la signification pourrait à la rigueur changer. Mais sinon...non"
Les portes coupe-feu claquent derrière les deux policiers tandis qu'ils observent le sac mortuaire où repose le vieillard troué de balles qu'ils ont trouvé la veille. La fermeture éclair est remontée ; seules quelques bosses sous le tissus permettent de reconnaître qu'il s'agit d'un corps, sans plus de personnalité. Chassepot se dit qu'il aime autant, le spectacle de la veille est encore frais dans sa mémoire - traits figés par la douleur, doigts crispés comme les serres d'un oiseau, poitrine constellée d'impacts comme une victime de guerre.
"Vous aurez mon rapport ce soir, dit la voix du légiste depuis l'autre pièce. Mais je peux déjà confirmer la cause du décès.
Marcelin rigole.
-Multiples traumatismes perforants au thorax et à l'abdomen, infligées par des projectiles, provenant selon toute probabilité d'une arme à feu ? On est pas si bêtes, Docteur, même si le doctorat en médecine nous a bêtement échappé.
-Je vous laisse découper le prochain si ça vous intéresse. Non ?
-Allons allons, continuez votre speech ; j'attendrais bien votre rapport mais on a une sorte d'enquête à mener, mon collègue et moi.
-Vous m'en voyez ravi ! En tout cas, une chose que vous n'avez pas pu remarquer, c'est l'inhabituelle teneur en résidus de plomb dans les tissus avoisinant les plaies. Plusieurs côtes ont été cassées, et les résidus de projectiles retrouvés ne correspondent pas vraiment aux métaux habituellement utilisés de nos jours pour tirer sur les bêtes et les gens. Le calibre est inhabituel aussi, ce n'est pas un petit calibre de chasse ni du 9mm. Plutôt 11mm, voire même un peu plus.
-Vous pensez à une arme de guerre ? Si c'est le cas, ce vieux nous cache de drôles de secrets !
Chassepot s'éclairçit la voix et récite :
-Le fusil Chassepot 1866 est conçu pour tirer des balles de plomb cylindro-ogivales de 11.8mm de diamètre..."
Marcelin le considère, sans voix, avec l'air d'avoir pris un coup sur la tête.
La porte du bureau claque à faire trembler les murs. Constantin s'appuie contre le dossier de sa chaise, embarrassé, tandis que Marcelin envoie tout balader dans la pièce avec de grands moulinets des bras.
"Bien sûr, il a fallu que tu la ramènes ! Non, sérieusement, tu t'imagines que la hiérarchie va gober ça ? Un prof d'histoire à la retraite assassiné de 19 coups de fusil Chassepot 1866 ? C'est ridicule, à supposer qu'il existe encore une vingtaine d'armes de ce type en état de fonctionner dans le pays, et toutes réunies au même endroit pour faire feu sur un pauvre gars qui donnait des cours de rattrapage aux étudiantes du quartier ? On est pas dans un foutu roman policier, Chassepot !
-Alors peut-être un seul fusil...
-...à 19 reprises ? Avec chaque coup tiré - j'ai vérifié, oui - de face et à hauteur de poitrine ? Mais ça voudrait dire qu'on lui a tiré 19 fois dessus, avec des balles de presque 12mm de diamètre, avant qu'il se décide à tomber. Tu explique ça comment ?
-Il était peut-être immobilisé, drogué ?
-Aucune trace de liens, ça ne tient pas ! On verra ce que disent les analyses toxicologiques mais à voir son visage tordu, mon petit Chassepot, il avait quand même l'air de bien se rendre compte de ce qui lui arrivait. Pour moi, il a pris une rafale d'arme automatique, une mitrailleuse tout ce qu'il y a de moderne et tant qu'on aura pas retrouvé les projectiles ou le lieu du crime, on ne pourra faire que des conjectures idiotes. Vous saisissez ?"
Chassepot acquiesce à contrecoeur. Il le sait, que sa théorie du fusil de 1870 ne tient pas, mais il s'entête à voir les coïncidences, à se dire qu'il y a forcément un lien. C'est peut-être une histoire d'hérédité, l'envie que le nom d'Antoine Chassepot sorte dignement du dossier après s'y être mêlé par accident, juste parce que la victime collectionnait des artefacts militaires. D'un autre côté, l'hypothèse de Marcelin n'expliquait pas comment un instituteur de soixante-sept ans, honorablement connu du voisinage, se retrouvait tout à coup en présence d'armes de guerre automatiques. Enfin, si, il y avait toujours une possibilité.
-Il était peut-être en cheville avec des trafiquants ?
-Vas-y, Bang-Bang, développe ta lumineuse idée.
-Hé bien, les objets qu'il avait sous son lit, il peut les avoir trouvé seul ou bien les avoir achetés. Les antiquités sont l'objet de trafics : les clandestins les trouvent, les revendent, ils alimentent le marché et ça représente des sommes considérables.
-Et tu te dis que, tant qu'à faire, ils ont pu prendre la grosse tête et acheter d'anciens stocks d'armes de l'ex-URSS en échange de 2-3 monnaies et de casques prussiens ?
-Non, plutôt le contraire, en fait. Les antiquités comme occasion de se diversifier pour un réseau de grande envergure. Peut-être qu'il leur fournissait du matériel pillé dans les champs du coin.
-Peut-être bien, gamin. Mais j'aimerais qu'on trouve au moins la queue d'une preuve, un début de piste avant de s'emballer de suite avec le grand banditisme. Je vois déjà une chose à creuser : si le crime a eu lieu ailleurs, c'est qu'ils ont ramené le gars chez lui. La petite nana qui prenait des cours d'histoire dit qu'il a cessé de répondre deux jours avant qu'on le trouve, ça signifie que les voisins ont peut-être vu quelque chose dans les 48 ou, disons, 72 heures qui ont précédé, un truc anodin qui pourrait faire avancer la machine. Il est midi ; je suggère qu'on se mange un truc à la brasserie en bas de la rue, et on va poser nos petites questions aux bourgeois du quartier après. Ok ?
-Bang, Bang !" fait Chassepot en pointant deux doigts vers son aîné, sans néanmoins lui révéler l'idée qu'il vient d'avoir.
L'après-midi tire à sa fin lorsque Constantin prend congé, prétextant la nuit courte que l'enquête lui a fait passer. Les témoignages contradictoires des voisins ne pèsent pas lourd dans sa mémoire ; non parce qu'ils sont inutiles, en vérité certains ne manquaient pas d'intérêt aux yeux de Marcelin, mais parce qu'il creuse cette autre approche qui lui est venue après la visite à la morgue. L'adresse qu'il a relevée dans l'annuaire ne représente pas un gros détour sur le trajet vers son appartement ; le moment venu, il enclenche son clignotant et bifurque sur une voie secondaire.
Lorsqu'il pousse la porte, une sonnerie se fait entendre. Constantin Chassepot rentre la tête dans les épaules, un peu comme s'il était timide, et avance mains dans les poches vers le comptoir, indécis. En réalité ses yeux ne quittent pas la vendeuse, une jeune femme très rousse qui semble ravie de délaisser l'ennui et la pénombre à l'arrivée - croit-elle - d'un client.
"Bonjour ! lance la naïade, dont les cheveux en boucles serrées ondulent sur ses épaules et sur un pull de laine vert-pomme assorti à ses yeux. Que puis-je faire pour vous ?
-'soir ! Hum, j'ai vu que vous aviez tout un stock de matériel en vitrine, je peux vous demander de m'éclairer ?
-Volontiers, qu'est-ce qui vous intéresse ?
Elle est décidément très mignonne ; Constantin regrette assez d'être là pour l'enquête. Cependant, considérant qu'il n'est pas complètement en service et que la naïveté joue en sa faveur il enchaîne, regard innocent :
-Ces instruments, là, ce sont des détecteurs de métaux ?"
(à suivre)Gatrasz.
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Par Gatrasz le 26 Septembre 2014 à 16:38
Fond sonore : [ The Black Angels - Holland ]
9 Novembre 2014, 21H.
Le téléphone déchire le silence du salon ; Constantin Chassepot rampe hors de sa somnolence et franchit le canapé d'un bras qui lui paraît sans fin.
"Chassepot ?
-Oui, oui. Je suppose que c'est...
-Un meurtre, ouais. A priori. Ramenez-vous au 25, Rue des Tamarins.
-Je...ok"
Dix minutes après l'appel, Constantin roule à travers la ville. Orléans défile et s'efface derrière les phares, il n'y a jamais d'heure pour ces choses-là. Il le savait, quand il a passé le concours. Ce n'est pas sa première affaire, mais c'est la première fois qu'on le sonne en pleine nuit - un coup à prendre. Il freine en catastrophe quand deux agents surgissent dans le brouillard gras, un gyrophare dans leur dos - l'ambulance.
"On vous attendait, c'est à l'étage. Marcelin est en haut avec les gars du légiste"
Un petit pavillon sans âme, une haie touffue qui dissimule à moitié la sonnette ; Chassepot passe en trombe sans avoir le temps de lire le nom sur l'étiquette. Deux pièces vides. Dans l'escalier, encore un planton qui lui indique le chemin, hagard. Hé bien, ça doit être sale comme scène de crime pour que tout le monde fasse la gueule...
Marcelin le cueille dans l'encadrement -pour l'empêcher de voir.
"Ah, Chassepot. Vous avez fait vite.
-Euh, je...j'étais pas couché, alors...
-Bien, bien... Je vous préviens, c'est disons...peu commun. Sanglant, mais pas autant qu'on pouvait le penser. C'est juste bizarre. Blessures multiples, sans doute par balles mais pas d'impacts sur les murs, pas d'odeur de poudre...
-Il a été déplacé, non ?
Marcelin ricane, il est dans le coup depuis bientôt cinq ans.
-Bonne idée, Chassepot, vous la sortez d'où ? Le manuel d'investigation ? Sans déconner, ça tombe sous le sens, gamin, mais alors ça voudrait dire une foutue mise en scène. Allez voir."
Nerveux, Chassepot entre en rentrant les épaules. Petite chambre au papier peint vermoulu, odeur rance d'humidité, rien de très marquant au premier abord. Une armoire normande aux portes entrebaillées, un lit en fer. Le corps gît là, sous un drap avec la couverture ramenée aux pieds. Trop de chauffage, mais la fenêtre ouverte...
-On a pris des photos et on a ouvert, il faisait vachement chaud, braille Marcelin.
C'était un vieil homme ; enfin, pas si âgé, la soixantaine bien sonnée sans doute mais maigre et les cheveux blancs jusqu'aux épaules, visage émacié. Les mains crispées sur le bord du drap.
-Vous croyez qu'on l'a mis comme ça ?
-C'est pour ça que c'est bizarre. Les doigts serrés comme ça. On dirait qu'il souffrait, qu'il a serré. T'as vu les blessures ?
Le vouvoiement a disparu, comme d'habitude après 5 minutes ou dès la première bévue. Un bruit d'eau - Marcelin est dans le cabinet de toilette et lui parle tout en pissant. Charmant.
-Pas encore.
Chassepot fait un signe ; un assistant du légiste écarte le drap. Le corps de l'homme, en caleçon, est comme criblé de trous aux bords sombres, déchiquetés. Groupés au niveau de la poitrine.
-Tu vois gamin, dit Marcelin en entrant, les mains sur sa boucle de ceinture. Tout ça a dû arriver sans le drap, et ailleurs vu l'absence de sang. Glauque, comme mise en scène. Je sais pas comment ils lui ont mis le truc entre les doigts, le légiste nous expliquera ça quand il l'aura dépiauté.
-Mignon, comme image.
-Désolé, tu savais pas ? Il fait ça, le légiste quand on lui porte un macchabée, il...
-Laisse tomber. Pas d'empreintes sur le cadre ?
-Des tas. Mais comme on en retrouve le même jeu partout dans la baraque c'est sûrement les siennes, ça nous avance pas tellement. On verra...
-...ce que le légiste trouvera, oui, oui"
Il peut vraiment être con, Marcelin. Il avait probablement une nana chez lui au moment de l'appel, et il passe ses foutus nerfs. L'imaginer frustré fait sourire Chassepot tandis que les techniciens emportent le corps vers l'ambulance, direction la morgue. Quelque chose attire son regard sous le matelas mis à nu par l'enlèvement des draps - Constantin enfile des gants en latex, un genou au sol, retire de sous le lit une boîte en carton. Lourde, la boîte ; il l'ouvre avec précaution.
-C'est quoi ?
Il sursaute en entendant Marcelin derrière lui.
-Euh...de vieilles munitions. Le gars me fait l'effet d'un collectionneur. Il y a une pointe de casque prussien de 1870, des boucles de ceinturon, des balles de plomb...
-Des balles ? Un lien avec le crime ?
-Non, elles sont toutes oxydées, elles ont été tirées il y a un siècle et demi dans la campagne. Sur les champs de bataille on en trouve des tonnes, les clandestins s'en donnent à cœur joie.
-Il collectionnait les balles prussiennes donc.
-Non, celle-là sont françaises, ce sont des balles de fusil Chassepot.
-Pardon ?
-Oui, c'est mon arrière-grand-père qui a inventé le fusil qui équipait les français, ça lui a valu la Légion d'Honneur.
-Monsieur est célèbre ! Hé bien, Monsieur paiera le café en arrivant au poste, pour sa peine. Allons au trot, on a du boulot, Chassepot. Bang, bang !"
Il ponctue finement ses paroles d'un geste imitant le tir au fusil, et descend en trombe l'escalier. Constantin le suit en grommelant ; arrivant à sa voiture, il s'aperçoit qu'il a gardé une balle en plomb dans sa main ; haussant les épaules - il y en avait peut-être une centaine dans la boîte - il la met dans sa poche et s'installe au volant.
(à suivre)Gatrasz.
2 commentaires -
Par Gatrasz le 15 Juillet 2013 à 14:08
Je ne vous contredirai pas sur le thème des responsabilités ; on récolte ce qu'on a semé, quoi qu'il arrive. Le plus difficile est de s'en rendre compte et et d'admettre que si on ne l'avait pas voulu, au fond, on ne l'aurait pas fait. C'est un peu plus dur que d'admettre qu'on est un con, certes ; mais par orgueil et sous l'impulsion d'un amour immodéré pour mon subconscient, j'ai tendance à croire que c'est beaucoup plus honnête. Bref, puisqu'il s'agit d'honnêteté, autant vous le dire tout de suite : tout ceci n'est, finalement, qu'une vaste affaire de masturbation. Intellectuelle sans doute, pas forcément spirituelle, mais c'est comme ça. Ce n'est pas que j'aie trouvé ce coin de jardin particulièrement excitant, non ; j'avais juste pris l'habitude de m'y rendre parce que c'était caché et sombre, parce qu'il n'y avait pas d'eau pour me renvoyer mon image ni de fenêtre pour la contempler. Piteuse vision d'ailleurs pour le malheureux importun, c'est un spectacle à mon avis très surévalué sur la plupart des sites dédiés. Pour être clair, j'avais creusé un trou dans le sol pour y enfouir le prix de mon ennui viscéral - ou devrais-je dire pour débarrasser l'avenir d'autant de risque de voir mon génome se transmettre par la voie normale. C'eût été sans nul doute au détriment de la naïveté virginale d'une potentielle compagne un peu trop disposée à donner leur chance aux Miens et à en assumer, au minimum, la moitié des conséquences ; indulgence coupable à laquelle je croyais pouvoir couper court. Après tout, être une fin de race, c'est une lourde responsabilité : on ne peut pas laisser n'importe qui prendre le risque d'en générer une nouvelle, comme ça, juste en prenant son pied au prétexte que c'est l'Amour, et que Dieu dans son infinie sagesse nous autorise à le faire avec n'importe quelle personne physiquement apte et moralement consentante - oui, on peut être irresponsable et gentil, en tout cas j'y crois très fort. Une fois l'acte accompli, je rebouchais la tombe du mieux possible avec mes doigts terreux d'une main, remontant mon pantalon de l'autre avec dignité. Un sentiment de devoir accompli m'envahissait, surfant sur une longue vague de lassitude post-extatique et un taux beaucoup moins durable d'endorphines en pleine explosion - cueille l'instant, car rien ne dure toute une journée. Je pouvais ensuite laisser courir mon imagination dans de verts pâturages, partir en balade jusqu'au coucher du soleil, et observer le monde sans l'agressivité du conflit sexuel opposant de manière perpétuelle l'homme à son environnement proche. Aucune envie de tuer les renards voleurs de poules, aucune envie de construire des châteaux et des tours ou d’abattre les moulins, non, la Paix Intérieure, le calme, la volupté...puis le sommeil.
Et puis j'ai constaté, un jour ou plutôt un soir, sous la lumière rasante du crépuscule, comme un renflement dans la terre humide. Une légère tumescence du sol, comme si j'avais finalement abusé de la capacité de la Terre Mère à absorber ma peur et mes coupables émissions organiques. Je pris cela pour un signe que, peut-être, j'avais atteint les limites d'un fonctionnement obsessionnel routinier, et choisis d'envisager une pause, un arrêt occasionnel et temporaire à mes actions responsables et solitaires. Un peu plus de force intérieure, un peu moins d'observation fantasmée de la part féminine de l'Univers ? Tout ça paraissait dans mes cordes. J’écrêtai tout de même le monticule de terre pour en faire disparaître le poids sur ma conscience, et restai sur cette bonne résolution. Sur la béquille, quoi. Cependant, ça ne pouvait durer toujours ; j'y revins au bout d'un moment, persuadé que mon effort méritait récompense et qu'après tout ce temps, quand même, la Nature compatissante aurait passé l'éponge. Le monticule n'était pas revenu ; mais à ma grande surprise, une pousse verte avait surgi du sol, garnie de petites feuilles qui se déroulaient timidement sous le soleil automnal. C'est une farce, me dis-je ; une manière pour Gaïa de me faire comprendre qu'il fallait compenser ce gâchis par la croissance d'une plante aux racines purificatrices qui puiserait dans le sol fécond l'excès de sel minéraux dont je l'abreuvais trop souvent. J'ai compris plus tard mon erreur, et la grande désinvolture avec laquelle j'avais considéré l'aspect lexical de la chose m'apparaît aujourd'hui pleinement. Sur le coup, ça n'a pas fait mouche.
J'ai continué à venir ; mais bien sûr ça n'était plus pareil. Je ne pouvais plus faire ce que je ne cessais de faire auparavant, c'était exclu, complètement impossible - comme une impression de culpabilité, quoique la raison m'en paraisse obscure encore. Je percevais confusément l'idée de conséquence, comme un cap franchi, l'impossibilité d'annuler le passé qui rendait bizarrement toute perpétuation, toute continuation vaine, inutile, dépassée. je me refermais, devenais étanche de l'intérieur. Je regardais grandir la pousse de jour en jour ; et ça comblait le vide et ça meublait le temps, c'était important. Mon esprit n'était plus aussi libre après, mes promenades étaient plus longues et bien moins rassurantes. Je tremblais dans les passages sombres ; dormir devint une hantise. Du plus profond de l'obscurité me venait un signal, une pulsation que je ne voulais pas affronter, de peur de comprendre. Je devenais zombie, vivant dehors et mort dedans. Mort de fatigue, bouffi de déni et d'angoisse. Je ne trouvais le repos qu'à l'endroit maudit du jardin où m'amenait mon vice autrefois ; mais un repos de l'âme uniquement, un blocage mécanique de la pensée, une fascination aussi incongrue que celle d'un cobra pour le musicien qui le taquine, le provoque, le possède - alors même qu'il ne perçoit presque pas la musique et ne peut la comprendre. J'en étais là, et pourtant chaque nouveau centimètre, chaque nouveau bourgeon, chaque nouvelle branche de l'arbuste m'appelait et me captivait. Quelque chose en moi écoutait, comprenait, de même que sur le tableau du Caravage, Narcisse semble écouter et comprendre la parole muette de son reflet dans les eaux du fleuve. Un reflet obscur et mesquin, ou plutôt une caricature, une version différente de lui-même plus noire, plus acérée que l'original. Son démon personnel auquel tout l'oppose et le relie à la fois, tandis qu'entre eux se dresse un genou qui ne peut en être un, monstrueux, phallique, obscène. C'est ainsi que m'apparut la vérité. Je ne voulus d'abord pas l'admettre ; pourtant chaque regard, chaque moment passé à voir grandir cet arbre venait m'en convaincre un peu plus. Il était là, mon crime. Il était là, croissant de jour en jour, forfait commis à l'égard de la Nature ; né de la peur d'engendrer des monstres, il en avait fait naître un plus ignoble encore, fruit de ma seule horreur et du terreau fertile de la terre-matrice. Je m'étais planté, graine après graine, perpétuant mon erreur et mon aveuglement jusqu'à leur faire prendre vie - et à présent grandissait mon fils accusateur, alter-égo végétal qui chaque jour me dévorait d'un regard d'autant plus déroutant qu'il avait le mien. La part de sa mère, la nôtre à tous, ne m'était d'aucun réconfort ; elle n'était en effet que matière, que chair, ligneuse et tendre, verte, cassante. Aucune âme, juste un corps de bois grandissant comme un mensonge, le nez d'un Pinocchio sans même le mirage rassurant d'une forme humaine. Aucune fée n'en ferait un homme vivant, de cette chose qui n'était pas non plus vraiment un arbre. Une chimère tout juste, odieuse et accablante pour son créateur inconséquent.
Que pouvais-je faire après ça ? Je vous l'ai dit, ce qu'on a semé, on le récolte ; le geste du semeur fût-il auguste ou vil, qu'importe. J'avais donné la vie sans l'aide de quiconque ; et j'obtenais logiquement une image de moi-même, contrefaite et bancale, incapable de faire autre chose que grandir et grandir encore, jusqu'à sécher sur pied ou bien s'écrouler sous les assauts des vents - à moins que la colère des cieux ne l'abatte d'un coup de tonnerre furieux avant qu'il n'ait assez grandi pour crever les yeux des anges. Non, je ne pouvais décemment laisser s'accomplir ce destin lamentable, je ne pouvais pas risquer de provoquer ainsi l'Univers en laissant ses lois ouvertement bafouées par le résultat de mon inconséquence onanique. Je pris donc la seule décision saine et logique ; elle impliquait le sacrifice de mon âme, enfin, de ce qu'il en restait, mais elle me rendait du même coup la tranquillité et clôturait définitivement l'épisode maudit de cette conception maculée, pollution diurne du giron sacré de la terre dont aucune souillure, de quelque nature que ce soit, ne doit jamais plus être tolérée. Cet arbuste, je l'ai donc arraché de mes propres mains ; ce que j'en ai fait, personne ne le saura. Mais je l'ai emmené au fond des bois les plus sombres et les plus touffus, et ce qui s'est passé là jamais ne sera connu du monde civilisé. Cela vaut mieux pour ma conscience et pour le bien de tous. Ne cherchez pas à savoir ; de nous deux, moi seul étais capable de parler, moi seul sortis au matin de ce bois. Et je ne dirai rien, même à toi. Il faut à présent que l'Oubli tombe sur tout ça, et que personne, jamais, ne retrouve le chemin que j'ai fait là-bas sous la canopée imperméable à toute lumière. J'ai rendu la voie impraticable ; j'en rendrai le souvenir impossible à rappeler sitôt cette confession vouée au néant et au vide, enfouie au sein d'une Nouvelle Bibliothèque d'Alexandrie. J'en étoufferai toute mémoire à grands renfort d'ivresse et de temps, et plus personne, si ce n'est le hasard cruel, ne fera ressurgir cette histoire qui, modestement, touche à sa fin.
(voir le tableau du Caravage : --> Narcisse)
Gat'.
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