•  

    Le problème se posait sans cesse, de plus en plus crûment. Ce qu’avait l’équipe scientifique, c’était les données - ou plutôt, un échantillon des données - de l’équation ; ce qu’attendaient les membres de la commission, c’était le résultat. La solution. L’inconnue ; et, du reste, à ce stade elle l’était toujours. Mais pour sauver le programme, il faudrait faire vite : si la Cellule d’Evaluation de la Recherche - qui s’impatientait déjà - repartait bredouille, c’en était fini des crédits de recherche pour les 3 prochaines années, et sans doute aussi de pas mal de postes... On réunit d’urgence tout le monde pour tâcher de trouver quelque chose ; une hypothèse, un fait isolé, n’importe quoi - mais qui puisse convaincre. Pourtant le soir, lorsque le professeur Milchmann, jusque là sur le grill, vint aux nouvelles, on n’était arrivé à rien. Les grands dinosaures ? Ils s’étaient éteints, mauvaise idée. Les robots du lointain futur, faute d’entretien, tomberaient en déliquescence, on l’avait vérifié. Les virus et les bactéries ? Il fallait du temps, on manquait encore de matière pour que l’argument puisse porter - au pire, on inquièterait la planète entière, comme avec ces histoires fameuses de grippe du cochon-d’Inde… C’est alors qu’un fait, un tout petit fait mais nouveau, émergea de la masse. C’était quelque chose qu’on n’attendait pas, qu’on aurait pour tout dire pas imaginé si... En fait, tout était parti de la grève des éboueurs.

    Je ne vais pas m’étendre sur les causes du mouvement social, ce serait malvenu et surtout très, très fastidieux. On sait en tout cas ce qui en résulte : les ordures s’accumulent, s’accumulent...et c’est précisément cela qui permit le retour en grâce du
    Voyage Temporel. Je m’explique : le technicien de nettoyage chargé de l’entretien de la combinaison du capitaine Mazurier avait lui aussi effectué, mais à sa manière, des « prélèvements » sur les semelles et sur le reste du vêtement. On n’en attendait pas moins de lui ; mais les déchets, la boue et pratiquement tout ce sur quoi le capitaine avait pu marcher sans songer à le mettre dans des éprouvettes, partaient tout droit à la poubelle. En temps normal, le camion des éboueurs passait deux fois par semaine pour emmener tout ça ; mais là, par le plus grand des hasards…non ! Le technicien avait eu la bonne idée d’en informer un petit malin de biologiste – qui avait eu l’intuition géniale d’aller voir si ces données-là confirmaient les autres. Et là...hé bien, on n’en savait rien encore. Le chercheur-providence était apparemment toujours dans un labo, en pleine analyse moléculaire. On s’y précipita ; et on faillit heurter le malheureux qui jaillissait, échevelé, les yeux fous, hors de son bureau comme un boulet de canon.

    « Eurêka ! »

    Sa découverte était effectivement...décoiffante. Ah, ils allaient rire, les
    économistes de la Cellule d’Evaluation : il y avait bien un point commun aux époques visitées par Mazurier ! Un être omniprésent, laissant complaisamment à quasiment toutes les époques et sur tous les continent passés et futurs, ses déjections - preuve indubitable de sa survie. Et cet être, ce grand génie de la survie, capable de traverser le Temps, d’y disparaître et d’y réapparaître – évitant, comme c’est bizarre, l’ère humaine somme toute anecdotique - ce maître incontestable de la Terre, dès le Mésozoïque et - on pouvait à présent le dire - prédominant dès le déclin de l’Humanité, c’était...

    ...Lystrosaurus
    . Une bébête avec un bec corné et de petites pattes agile ; un quadrupède fouisseur, même pas encore un mammifère. Juste une sale petite bestiole à peine plus grosse qu’un lapin !

    FIN

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  •  

    Un lourd silence régnait dans la salle de conférence du Centre d'Etudes Scientifiques sur le Voyage Temporel, convertie de façon provisoire en bureau de la Cellule d'Evaluation de la Recherche. Assis tout seul en face des membres de la commission, le capitaine Paul Mazurier se demandait quelles questions on allait pouvoir lui poser ; il avait tout dit dans ses rapports de mission, tout ! Et répéter cela encore prendrait des jours...

    « 
    Capitaine, commença le président de la commission ; nous avons lu attentivement tous vos compte-rendus. Il est, vous le savez, question de savoir quelle espèce - ou, disons, quel groupe vivant - peut-être considéré, tout au long du Temps tel que vous avez pu l'explorer, comme le plus durable et par là, le plus fort. Quelle est votre opinion ?

    Mazurier se râcla la gorge.

    _
    Hem...hé bien, avança-t-il, j’ai pu voir de nombreuses manifestations de vie et de puissance, tant dans le passé que dans le futur, vous le savez. J'ai été particulièrement marqué par certains grands dinosaures, manifestement puissants et craints par la majorité des autres créatures ; je garde un souvenir cuisant de robots de métal indestructibles ravageant la surface de la Terre après s'être révoltés contre leurs créateurs... Il y a aussi des monstres marins, et d'étranges choses cyclopéennes régnant sur la planète après ce qui sera l'Apocalypse. J'ai vu des périodes dominées par les insectes, et puis...
    _Oui, oui, nous avons lu tout cela. Mais qu'en ressort-il, selon vous ?
    _Euh...je ne sais pas, moi. Je ne suis pas scientifique ! 
    »

    Quelques heures plus tard, c’était le Pr. Milchmann lui-même qui prenait place sur le siège de torture pour faire face au feu roulant des questions.

    « 
    Professeur...vous n'ignorez pas que le programme auquel vous participez...
    _...que je dirige. S’il vous-plaît.
    _...oui, excusez-moi. Bref, ce programme spécial est financé majoritairement par l’Etat...
    _...et quelques grands actionnaires, il me semble ; ne vois-je pas derrière vous le représentant d'industriels, comme B...
    _...certes...
    _...et de poids lourds de la finance, tel...
    _...bien sûr, Professeur, bien sûr ; quoi qu'il en soit, ils n'en financent pas moins les travaux de votre équipe à hauteur de centaines de millions d'euros depuis trois ans...


    (le sourire du président de la commission s'élargit, jusqu'à devenir carnassier)

    ...nous aimerions donc connaître, en substance, et très précisément, le résultat de vos expériences de voyage temporel. »

    Le professeur resta de marbre. Finalement, il répondit :

    «
     Hé bien... »

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • Fond sonore : [Jeff Beck - Nadya]

     

    La mission. Comme on le lui expliqua, c’était simple : il s’agissait d’observer différentes époques, du futur et du passé, pour tâcher de déterminer qui s’y trouvait être, selon toute vraisemblance...le véritable Maître du Monde. Tout bêtement. Les intérêts politiques de cette recherche étaient énormes, d’où le financement conséquent attribué par l’Etat - et l’obligation de résultat qui s’ensuivait, bien évidemment. Pour une plus grande fiabilité des données, on rendrait aléatoire le choix de la « direction » temporelle et de la date. Mazurier serait habillé d’une combinaison spécifique adéquate et passe-partout, et disposerait d’une valise de matériel de première nécessité : vivres lyophilisés, bouteille d’eau, masque à oxygène mais aussi arme blanche, revolver chargé et appareil photo numérique avec jumelles intégrées. Plus une poignée de gadgets et d’instruments de mesure ; la plupart fonctionneraient touts seuls, resterait à effectuer quelques prélèvements de sol, de flore et de faune microscopique. Rien d’impossible à-priori pour un militaire entraîné et expérimenté ; par ailleurs, en cas de risque majeur, un dispositif de rapatriement d’urgence avait été prévu : une espèce de siège éjectable temporel, lui dit-on.

    Le premier mois d’expérimentations se déroula sans anicroche notable ; on prenait pour cela des précautions draconiennes, afin d’éviter que Mazurier n’apparaisse au milieu d’une charge de mammouths ou devant l’œil inquisiteur d’une caméra de supermarché du proche futur.
    Ne pas perturber l’Histoire, réduire la visibilité de l’expérience pour une meilleure objectivité… Tout fut bientôt rôdé à la perfection ; à peine quelques frayeurs, une poignée d’imprévus, de petits riens. Une légère brûlure au laser ramenée d’une guerre du 31ème siècle, une morsure sans gravité de Vélociraptor...

    Le voyageur temporel prenait régulièrement des notes ; il ramena quelques images, il engrangea des souvenirs précis, aussitôt classés après de longs débriefings-interrogatoires par des types en blouse blanche à lunettes. Il remplissait des questionnaires et faisait des descriptions pendant des heures, des jours après chaque expédition -
    un vrai poste de bureaucrate, en fin de compte. Paul Mazurier n’aurait, ceci dit, pas aimé se trouver à la place de ceux qui épluchaient inlassablement ses rapports de mission... La plupart du temps, il ne savait pas lui-même ce qu’il pouvait y avoir dedans d’utile - ce n’était pas son boulot. Il avait vu des tas de formes de vies dominantes au cours des Ages : des dinosaures gigantesques et terrifiants qui auraient pu engloutir un éléphant d’une seule bouchée. Des cyborgs impressionnants, porteurs d’une vie artificielle ou de l’âme de ce qui avait été, longtemps avant, un humain. Des tigres à dents de sabres et des monstres volants nés de manipulations génétiques futuristes. Des tyrans sanguinaires et des communautés égalitaires d’ampleur planétaire... Bref, toutes les formes de pouvoir appliquant un levier physique ou psychique sur la majorité du reste du globe. Sans doute, une moyenne se dessinait-elle dans les fichiers des scientifiques : un fil conducteur subtil, qui résumerait des dizaines de cas en une forme concrète de la pratique secrète de l’hégémonie.

    Cependant, au bout de quatre semaines, une inquiétante rumeur circula dans les couloirs du centre de recherches scientifiques :
    l’expérience, disait-on, allait bientôt être suspendue. On fit d’abord comme si de rien n’était ; puis la terrible nouvelle tomba. Des scellés furent posés sur les appareils. Mazurier, jusqu’à nouvel ordre, était comme au temps du plancher des vaches, cloué au sol du présent...

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  •  

    Lorsqu’elle fut mise au point, par l’équipe du Pr Milchmann, la fameuse Machine à Voyager dans le Temps défraya bien entendu la chronique ; on se souvient de l’engouement provoqué par cette avancée scientifique majeure. Le Premier Ministre annonça la création d’un jour férié spécialement dédié à la commémoration de cet événement. La Recherche bénéficia par la suite d’un regain d’intérêt non négligeable, et de mémoire de chercheur, les conséquences en termes de financement restèrent inégalées depuis. Evidemment, les journaux s’emparèrent de l’affaire, les articles les plus fantaisistes furent publiés quant aux suites possibles de la découverte ; on cite même plusieurs auteurs de science-fiction qui profitèrent habilement de l’occasion pour sortir de l’oubli.

    Cependant, au sein même de la communauté scientifique, les rumeurs allaient bon train quant à l’utilisation qu’on ferait de cette découverte. On racontait qu’Auguste Milchmann avait son idée là-dessus ; et un matin, on murmura que le professeur avait lui-même sollicité un rendez-vous à l’
    Elysée, rendez-vous auquel il s’était rendu dès huit heures du matin. Il en était sorti souriant, regagnant dare-dare son laboratoire dans une voiture blindée escortée de motards... Ce qui s’était décidé à cette réunion avec le Président, bien peu auraient pu le dire ; mais on pensait savoir que le projet venait de Milchmann lui-même, et que le chef de l’Etat avait été aussitôt conquis...

    Le lendemain, le Capitaine Paul Mazurier, pilote émérite de l’aéronavale, fut informé qu’il était mis à compter de ce jour à la disposition de l’équipe du Pr Milchmann, pour une série de tests. Il s’agissait en fait, on le lui apprit à son arrivée, de mettre en place un nouveau protocole de recherche appliqué au voyage temporel. On l’avait choisi en raison de sa grande habitude en terme de décollage et d’appontage sur les porte-avions de la Marine Nationale - le voyage temporel, lui dit-on, présenterait de près ou de loin les mêmes effets sur le plan physique qu’une accélération suivie d’une décélération brutales.
    Ou l'inverse. Son expérience du combat pourrait aussi lui servir, suivant les circonstances auxquelles il allait se voir confronté. On le briefa donc sur l’Histoire et la Préhistoire ; d’éminents paléontologues vinrent lui expliquer comment on devait réagir en présence d’un dinosaure. Question futur, un universitaire barbu lui demanda, timidement, s’il avait lu Asimov...

    Enfin, les premières missions se présentèrent. On fit remonter à Mazurier une heure de temps, lui demandant de restituer l’ordre d’une série de cartes préalablement mélangées avant son arrivée. On l’envoya de dix minutes dans le futur, et l’on vérifia que sa montre retardait bien d’autant après sa
    re-matérialisation. Enfin, on étudia en détail les réactions de son métabolisme, proportionnellement à la distance parcourue dans le temps, à la durée de son voyage... Puis on lui assigna vingt-quatre heures de repos. Après cela, on passerait des tests préliminaire à la phase réellement importante de sa mission...

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  •  

    Weyland Gisbert regardait le défilé de lumières jalonnant le conduit obscur et souterrain du métro. Les doigts noués autour de la barre d’appui chromée, il réfléchissait à l’interprétation toute relative du mouvement. Il essayait laborieusement de se convaincre qu’il occupait une pièce immobile autour de laquelle tournait un vaste bloc ponctué de stations toutes identiques. Il fallait faire abstraction des secousses, mais en fermant à-demi les yeux, il y arrivait plutôt bien. C’était une habitude chez Weyland ; il aimait pervertir la réalité, renverser les rôles pour se créer son monde à lui, où la science-fiction tenait une part prépondérante. Ingénieur de l’imaginaire, il corrigeait la réalité jusqu’à la réécrire. Depuis longtemps, il n’entendait plus l’annonce du nom des stations. Il aurait pu rater la sienne ; il n’allait pas en avoir l’occasion. Comme la rame franchissait le pont enjambant l’autoroute, il y eut une secousse, suivie d’un bruit aigu de métal déchiré ; puis la pesanteur parut un instant suspendue, la cabine décrivant une étrange parabole. Enfin, la quatre-voies sembla bondir à sa rencontre, et Weyland Gisbert eut l’impression brutale d’une grande gifle de bitume en plein visage...

    Il se réveilla, à plat-ventre au milieu des débris et des corps, sur l’asphalte tiède de l’autoroute.
    Il était le seul survivant...

    Weyland fit quelques pas sur la route, un peu désorienté. Personne, pas une voiture en vue ; jamais il n'aurait pensé qu'il y eut des heures aussi creuses, sans bruit, sans circulation. Pas âme qui vive et puisse appeler des secours. Quoique...des secours, il n'en avait pas besoin. Quant aux autres... Profitant de l'incroyable chance qui l'avait laissé vivre, il s'éloigna sur la 4-voies, les mains dans les poches , silencieusement. Il finirait bien par rencontrer quelqu'un, quelque chose qui l'accueillerait de nouveau, symboliquement, dans le monde des vivants. Sinon...il se dirait qu'il était mort. Que ce n'était pas si difficile, en somme, comme épreuve ; et qu'après ça - il eut un sourire en coin, très léger - on se retrouvait finalement...tout seul.


    Gatrasz.


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