• Elle avait obtenu son dipôme haut la main, à quelques dixièmes seulement de la perfection ; s'ensuivit une période de grand chambardement dans sa vie. Propositions de la part de compagnies réputées, tentation - éphémère - de fonder carrément la sienne ; déménagement pour la capitale... Elle poursuivait son chemin sans se retourner, fière de ses résultats et ambitieuse dans ses projets ; sa vie sentimentale en pâtissait, en revanche, quelque peu. Pas de nouvel amour, pas de petit ami de passage ou d'appoint. Les occasions s'étaient présentées, certes - mais pas le temps. Une nuit, peut-être deux, elle pleura en repensant à Stévian ; enfin, elle franchit le pas, un soir. Elle avait peu avant interprété une Chimène parfaite - mais sans passion - et ruminait au bar ce fameux 'petit truc qui manque'; le type aurait certainement pu, lui, faire un Cid très crédible vingt années plus tôt. Elle avait consenti à le suivre, contemplé cinq minutes sa collection de livres rares, et finalement détaché sa robe sans autre forme de procès, au beau milieu du salon.

    Le lendemain à l'aube, sortant de l'immeuble en quête d'un petit café, elle se souvenait à peine ; quelques images se superposaient, mélangées, destructurées : le reflet de son corps nu dans la porte vitrée de la bibliothèque, et la figure du quadragénaire qui n'en croit pas ses mirettes. Le tapis moelleux du salon, les draps douteux du lit qu'elle déchire avec ses dents pendant que le type la prend sans douceur -
    sans oser lui faire mal, pourtant. Mais elle y avait trouvé son contentement tout de même, et s'en allait comme une voleuse avec son butin sans attendre le réveil de l'inconnu. Riche d'une nouvelle confiance en soi, certaine surtout - maintenant - qu'elle était toujours aussi belle qu'à l'époque, avec...LUI. Elle pensait qu'elle l'oublierait mieux, à présent qu'elle vivait, autrement ; qu'elle baisait à nouveau...autrement. Et puis en levant la tête, dans le miroir de la vitrine d'une boulangerie qui ouvrait, elle vit tout à coup son visage qui la regardait, la dévorant des yeux : Stevian ! Elle se retourna ; l'individu scrutait à présent la devanture de la boutique, les baguettes et les pains au chocolat tout chauds qui sortaient du four. Non, impossible que ce soit lui : comment aurait-il su ? La suivre ? Mais alors...depuis quand ? Un moment, elle fut tentée de s'approcher, de lui parler pour lever le doute ; mais elle ne se décida pas. Immobile, elle le laissa entrer, acheter son pain en discutant avec la boulangère. Sa voix ? Elena n'était pas bien sûre ; ça faisait bien deux ans... Sur une impulsion, elle se détourna vivement et s'éloigna en courant ; à l'angle de la rue, elle héla un taxi et s'y engouffra, convaincue qu'elle avait fait le bon choix. C'est idiot, pensait-elle ; ma pauvre Elena, tu te sens coupable parce que c'est le premier mec que tu t'envoies depuis lui... Et puis merde, de toute façon, non : ça ne pouvait pas être Stevian !

    Et ça avait continué, encore et puis encore ; à la première d'une de ses mises en scène, d'abord, et à d'autres occasions marquantes. D'autres fois, peut-être... Mais pour Elena, rien n'avait de raison de changer ; elle pensa aller voir un psy, plus tard, s'occuper une bonne fois pour toutes de cette obsession. Il y avait aussi ces mystérieux appels sur son portable, un numéro inconnu auquel elle n'avait jamais répondu. Elle se disait que ce n'était pas arrivé souvent ; qu'on n'avait laissé aucun message... Enfin, avant qu'elle n'ait décidé d'agir, de se soigner ou peut-être de répondre au téléphone, tout s'arrêta. Brutalement.

    Quelque chose en elle commença alors à s'affoler. Pourquoi ? Elle n'avait pris aucune décision, elle n'avait rien vu venir. Encore une fois, le '
    petit truc qui manque' qui la rendait mal à l'aise. Et si... Non, ça ne pouvait pas avoir été lui. Il était parti, ça faisait trois ans ! Mais rappeler le numéro ne coûtait rien ; elle essaya, au bout de quelques semaines. Il n'était plus attribué. En temps normal, Elena en aurait profité pour décider de ne plus s'en occuper. Mais cette fois, sans qu'elle en sache la raison, elle paniqua : s'il était mort ? Elle éplucha les rubriques nécrologiques, les faits divers ; son nom n'était nulle part, mais elle nota les correspondances avec tous les morts non identifiés qu'elle put trouver. Cela ne lui servit à rien : il y en avait beaucoup trop. Elle dut finalement l'admettre, les ongles rongés d'angoisse : s'il était mort, elle n'en saurait rien. Dorénavant, elle n'aurait peut-être jamais plus aucune certitude au sujet de Stévian. Les seules choses qui s'offraient encore à elle - à défaut qu'elle oublie - c'était ce qu'elle refusait depuis toujours : des doutes, des espoirs, ou...des illusions

    FIN


    Gatrasz.


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  • Un lien pour le fond sonore : [The Kinks - Sunny Afternoon]

    (Bon, comme j'ai été un peu plus long que prévu, il y aura 3 parties à ce texte au lieu de 2 ; mais la fin est écrite...presque !)

    Aux yeux de tous, Elena traversa bien sûr une période de vague à l'âme, recouvrant en réalité un fond de souffrance et un profond sentiment d'abandon. Cependant, c'était un peu comme si elle s'éveillait d'un long rêve et que, en fin de compte, elle avait toujours su que cela finirait, précisément, de cette façon-là. Elle ne se rendait pas encore compte qu'il s'agissait juste d'un tour, une façon détournée d'étouffer la douleur et de passer outre ; mieux valait croire, à son avis, à l'omnipotence d'un instinct, d'une prémonition, un pouvoir sur l'avenir. Voilà : elle savait, elle s'était toujours doutée, au fond. Il n'y avait rien d'autre à dire. Rien.

    Cela devait arriver quelque six mois plus tard, juste après la période des examens de fin d'année. Elle avait bataillé un peu plus que prévu pour se maintenir à la tête de la promotion : ses travaux étaient parfois inutilement confus, elle laissait de côté des choses qu'elle refusait d'approfondir ensuite... Il lui avait fallu en dernier recours s'imposer telle quelle, faisant de ses oublis des choix délibérés, sacrifiant des idées brillantes à ses yeux mais pas suffisemment travaillées. Après coup, elle préférait se dire qu'elle n'avait simplement pas eu le temps... Ce matin-là, elle avait déjeûné rapidement d'un café trop fort et d'une poignées de tartines qui lui restaient sur l'estomac tandis qu'elle marchait vers l'Ecole ; peut-être aussi qu'elle angoissait à l'idée que c'était le jour de l'annonce des résultats. Son écharpe sur le nez -
    il faisait encore un peu froid - et les cheveux au vent, elle traversait le boulevard en direction de la petite foule qui, déjà, entourait le panneau d'affichage. Des mines déçues, des cris d'impatience ou de joie : Elena s'arrêta un instant, en marge, comme l'acrobate s'immobilisant l'espace d'une fraction de seconde au point culminant d'une figure - toute une éternité - avant de retomber. Sa respiration s'arrêta, ses yeux parcourant l'espace autour d'elle ; c'est alors qu'elle LE vit.

    Il avait changé, mais à peine : ses cheveux noirs un chouïa plus longs, ses vêtements moins exhubérants -
    exactement comme elle. L'air un peu moins insouciant qu'avant, peut-être un rien de maturité en plus... Un regard durci, mais au fond toujours chargé de cette muette supplique : aime-moi... Comme un gosse qu'aurait mal compris ce que 'grandir' signifie, qui continuerait d'y croire alors même que tout laisse croire que c'est fini. Elle sentit son coeur se serrer, battre un grand coup : la chaleur quittant ses extrêmités affluait vers sa tête, dans sa poitrine. L'émotion menaçait de la déborder ; pourtant elle resista avec l'énergie du désespoir. Non, ce ne pouvait être qu'une illusion : elle savait bien qu'il était parti pour de bon, qu'il n'était pas du genre à revenir en arrière. Bourreau des coeurs, beau parleur, mais trop meurtri par le passé pour accepter d'y fourrer à nouveau son nez - ou son coeur. Elena ferma les yeux : il s'agissait seulement d'un rêve cruel, elle n'était pas complètement réveillée au fond et, quand elle rouvrirait ses paupières, il aurait disparu. C'était un jour important, elle aurait sûrement aimé, s'il était resté, avoir à ses côtés son Stévian pour partager son angoisse, conforter ses espoirs et effacer ses doutes ; c'est humain. Mais l'humain est faible, soumis au doute et vulnérable aux illusions dont le réveil est - toujours - douloureux. Elena, pour sa part, choisit à nouveau de ne pas y croire, pour sa propre sécurité. Aucune erreur possible : Stévian ne s'était jamais trouvé là ; quand enfin elle ouvrit les yeux, effectivement, il n'y était plus.

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • (Dessin : Gat'2006 - j'en ai ch*** pour trouver un vieux truc convenable)
    Pour profiter du fond sonore : [The Jesus And Mary Chain - Head On]


    Elena était en deuxième année dans une école d'art dramatique ; elle rêvait depuis l'enfance de drames et de comédies sur les planches, d'une façade publique et d'une vie privée avec des enfants, un minivan et un petit mari...ambivalent. Stefan était arrivé en cours d'année, suite à une entorse administrative...et une brève inscription dans une école beaucoup plus réputée. Un original, qui partait d'un coup sur une idée, n'importe laquelle et la poussait jusqu'à son terme jusqu'à ce qu'une autre lui vienne. Il avait plus tout de suite à Elena : elle s'était peu à peu mis en tête...oh, pas de le changer, non ; mais de devenir l'exception à sa règle, son point de stabilité, son attache nécessaire et indispensable. Et il avait marché ; en ce sens qu'il s'était mis avec elle, s'affichant avec elle envers et contre tous les autres couples de l'école. Il lui faisait des déclarations sur scène, dans sa chambre il lui faisait ouvrir les cuisses en lui murmurant des fragments de poèmes à l'oreille... Sexuellement, elle prenait plaisir à noter qu'il était un personnage complexe, bourré d'idéaux machistes et de complexes envahissants qui le transformaient en petit garçon quand il se voulait cow-boy, interrompant les rodéos par de grisantes crises de larmes. Ces petits échecs, ses blessures d'amour propre le rendaient aux yeux d'Elena plus attachant, plus précieux, comme un mannequin plein de secrets dont elle seule connaissait le fonctionnement. Elle eût été totalement incapable de l'aider - après tout, c'est bien connu, personne n'y peut rien sinon soi-même, les psys ne sont que des charlatans - mais elle s'imaginait qu'elle savait comprendre les raisons secrètes et les causes oubliées qu'il ne lui racontait pas : c'était son trésor intime, indiscret et saignant comme un coeur amputé qu'on trimballe en secret dans son sac à main. Elle le lui rendait, magnanime, quand il la retrouvait, à la cantine ou dans sa chambre à coucher.

    Depuis le début, elle ne l'appelait plus que Stevian ; il lui rappelait la stévia -
    ce truc qu'ils mettent dans le koka pour remplacer le sucre - parce qu'il était doux, sucré mais sans faire grossir - un amour. Et pourtant pas édulcoré. Elle se sentait tellement mieux depuis lui, plus sereine, plus assurée ; plus puissante. Elle progressait à vue d'oeil, devenant une des actrices les plus calées du cours, se voyait autoritaire et sans concession dans ses mises en scène. La capitale lui ouvrirait bientôt les portes, personne n'en doutait. Stevian... Lui, c'était différent. Il ne progressait pas, restant pareil à lui-même : brillant, mais dispersé, jamais vraiment enclin à persévérer. Quelque chose lui manquait, un souffle, une ambition ; encore un secret qu'Elena se promettait de percer à jour, pour son bien - évidemment. Elle aurait le temps, entre deux scènes, elle promènerait ses doigts de fée sur l'égo endolori de son chéri perturbé, trouverait d'où venait la fêlure ; elle saurait bien l'encourager, le décider, l'affirmer. Déjà, au lit elle avait réussi : elle en avait fait un amant parfait, prévenant, attentif, qui n'hésitait pas, ne débandait plus quand il ne fallait pas. Elle se flattait d'avoir su récompenser ses efforts dans le domaine par assez d'innovation et d'audace - tout ce qu'elle connaissait dans l'art obscur du sexe (entendez par là le produit de ses diverses lectures en la matière) y était passé. Elle voyait à présent chaque partie du corps de son amant comme une terre conquise - elle avait joui d'à peu près chacune. Elle était aussi devenue son unique confidente, s'imaginant ainsi naïvement qu'il lui dirait tout ; à défaut d'être toujours agréable, cela lui permettait de ne pas tomber des nues, d'avoir une longueur d'avance sur les autres. Elle pouvait dire avec un clin d'oeil 'je le savais !' à ses amies quand Stevian annonçait quelque chose, choisissait un thème d'exposé ou un menu au restaurant. Et pourtant, parfois, il la surprenait ; en fait, sur la fin, ça arrivait même de plus en plus souvent. Qu'avait-elle pu foirer, ou simplement louper ? Elle ne le sut jamais vraiment, et cette question devait être la seule à rester douloureuse, sans réponse, même après les années. C'était prévisible, pourtant ; Stévian avait toujours voulu faire du cinéma. C'était le but qui sous-tendait ses choix, ses options, son image aussi. Une passade, pensait-elle ; mais le jour où il lui annonça, dans le plus grand secret, qu'il allait partir rejoindre un tournage et laisser tomber l'Ecole, Elena tomba momentanément de son piedestal de certitudes. Quand elle fut certaine que sa décision était prise, qu'il allait partir, elle pleura - sans résultat notable. Il pleura aussi mais - pour une fois - persista.

    _
    Je reviendrai, tu sais...
    _Menteur. Tu coucheras avec la prochaine, et puis la suivante, et tu continueras sans te retourner. C'est ça que je sais.

    Il ne répondit rien ; mais un matin, comme elle se réveillait après une courte nuit, encore toute imprégnée de son odeur à lui, elle trouva juste une lettre sur le côté du lit. Les mots autant que la douleur lui arrachèrent des larmes ; la colère aussi, un peu. Déployant des trésors d'éloquence qu'elle lui connaissait à peine, il lui disait qu'il l'aimait, qu'il reviendrait ; mais en filigrane restaient ces mots qui lui restaient en travers de la gorge :
    je pars. Alors, assise en tailleur, nue sur son lit au milieu des draps froids, elle décida qu'il ne reviendrait jamais.

    (à suivre)


    Gatrasz.


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  • J’étais en train de m’endormir sur le comptoir. Dans la pénombre, les bouteilles multicolores luisaient sur l’étagère, comme un feu d’artifice d’alcools. La fin de ma Guiness achevait de se solidifer, tandis que, sur un calepin estampillé Martini, le barman alignait des vers. En fond, on entendait un vieux Midnight Oil... Il était grand temps que j’aille faire un tour aux toilettes. Un peu chancelant, je quittait mon tabouret pour m’engager dans l’étroit couloir, absorbé par l’enseigne au néon rouge qui, tout au bout, indiquait « Boy’s Room » en grésillant doucement. Tant absorbé que je glissai sur une bière renversée, donnai de la tête sur le carrelage et moi aussi, un moment, vis rouge...

    Quand je revins des toilettes, un peu sonné, je commandai d’un signe une nouvelle pinte, histoire de finir de m’assommer proprement. Pas mal de choses à descendre à la cave des souvenirs, stockés de préférence en caisson blindé scellé à la gueule de bois. Ma bière vint se poser devant moi sur le zinc, avec la grâce et l’aisance d’un
    OVNI de cinéma (série Z). Noire, mousseuse, elle semblait posséder toutes qualifications nécessaires pour enterrer absolument tout ce qu’on voudrait : je l’adoptai.

    « Merci, Tim » dis-je, en saisissant la pinte obscure et, comme Arthur en présence du Saint-Graal, la portant à mes lèvres. Divin Poison !
    « Moi, ç’a toujours été Jim, lâcha le barman, impassible, en essuyant d’un coup de torchon mon précédent verre. Je tressailis :
    _Hum...c’était pas Timothée, la dernière fois ?
    _Tu dérailles, mon pote ; James Douglas, donc Jim... »


    Bin mince. Je l’avais toujous appelé Tim, moi. Peut-être un effet de la Guiness, couplée avec ma chute – de telles unions ne peuvent qu’engendrer des enfants de malheur. Délires, chimères et autres amnésies confuses. Et puis quand même, en y repensant, cette voix grave et profonde… Aurais-je loupé quelque chose ? J’attrapai son carnet tandis qu’il allait changer un fût au sous-sol. Fallait bien qu’il ait son nom dessus, de quoi l’associer nommément à son propriétaire légitime. Je ne lus pas de nom ; mais les lignes manuscrites, en revanche, ce poème sur lequel il travaillait entre deux clients, tout ça m’attira l’œil. Ça disait :

    « This is the end
    My only friend, the end
    Of our elaborate plans, the end
    Of everything that stands, the end
    No safety or surprise, the end
    I'll never look into your eyes...again... » (1)


    Bon sang ! J’avais déjà vu ça quelque part. Entendu, même... Je reluquai le visage de Jim, puisqu’il s’appelait comme ça.
    This is the end, Jim... La mâchoire m’en tomba tout à coup, en même temps que l’air me revenait en tête. Bon sang ! Comment peut-on oublier ça ? Et ce type qui essuyait les verres, là, c’était...

    Jim Morrison

    (1) : Extrait de "The End" par Jim Morrison et The Doors.


    Gatrasz.


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  • (Montage Photo : Gat' from Google Images)


    Vous avez sûrement déjà eu l’occasion de mettre les pieds dans un restaurant asiatique ; pour ma part c’est assez souvent que je pratique ce genre d’exotisme. Ce n’est pas difficile : au bout de ma rue s’ouvrent les
    Portes de l’Orient. Pas moins… Vous y accueille une hôtesse en tout point (à priori) charmante, en kimono et sandales à haut talons ; cette grâce importée du Céleste Empire se courbe jusqu’à terre - j’exagère à peine - et vous laisse gentiment croire que c’est vous qui choisissez la place où vous allez manger. On ne touche pas, non, ça ne se fait pas ; mais on la couv(r)e du regard d’aussi près qu’on peut. Puis on emprunte une succession de petits ponts de bois, dans un jardin luxuriant mais organisé de galets et de palmes artificielles. On dîne sur un îlot, persuadé que personne à des kilomètres ne mange les mêmes plats, ni ne commande au même instant un menu en tout point similaire. Enfin, bon, j’y étais l’autre soir avec un camarade ; j’aime bien y emmener mes invités, c’est un peu…mon petit salon exotique, vous voyez ? Sauf que c’est eux qui font le ménage, et que je paye pour y manger. C’est honnête... En tout cas, je m’y posais devant la carte, serpentant au milieu des apéritifs lorsque intervint mon comparse.

    «
    Dis-donc, fit-il d’un ton de comploteur, tu connais l’histoire de l’image au fond du verre de saké ? »

    Butor ! Bien sûr, je la connaissais ; et à vrai dire, je redoutais qu’il en parle. La Demoiselle aux postures impudiques, révélée par la présence de l’alcool, c’était un peu ma Muse, mon amoureuse ethylo-romantique, ma source d’inspiration spiritueuse. Qu’il veuille la voir aussi, c’était comme une souffrance, un honneur particulier à n’accorder qu’à titre de faveur
    (très) spéciale. Et le pire...c’est que jamais je ne la regardais vraiment. Je me contentais de l’effleurer du regard, la caresser de la pupille, comme une promesse : un jour, je passerais de l’autre côté, et là...

    Mais ce jour, j’avais de la concurrence ; alors je plongeai mes yeux tout droit dans le verre aux parois de céramique, l’air penaud, pour y plaider ma cause. Elle était là ; intime et irrévérencieuse, provocante et en même temps dissimulatrice. A son sourire, je vis qu’elle m’excusait. Pourtant, une chose me chagrinait : c’est qu’évidemment, si je la voyais par cet angle, mon ami la voyait par l’autre ! De jalousie je vidai mon godet d’un coup, histoire de fermer la fenêtre aux fantasmes. Un court instant, et puis je me hâtai d’en remettre un. La séparation, déjà, m’était insupportable... Elle était toujours là. Mais pas toute seule ! Oui, le temps que je siffle mon premier saké, elle s’était fait rejoindre par une consœur. Presque une jumelle ; et elles me regardaient, l’air mutin, genre : «
    Pas un mot ! On est là juste pour toi ». Coup d’œil à mon copain : pour sûr, il n’avait pas, lui, ce don de double vue. Grisé, je recommençai : gagné ! Cette fois-ci, elle étaient quatre ! Et ça allait ainsi de suite, à mesure que je descendais la bouteille il y en avait toujours deux fois plus. Je voyais bien mon compère, de l’autre côté de la table en bambou, me fixer d’un air suspicieux ; il devait se demander pourquoi je picolais tout à coup. S’interroger. Grand bien lui fasse ! Pour ma part, je n’étais plus avec lui, et je n’y serais plus jamais : j’avais tout un harem, là, au fond de mon verre ; et d’ici la fin de la bouteille, pas de doute, j’y aurai définitivement sombré.

    Honorables Salutations...


    Gatrasz.


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