• Je regarde les arbres, à travers le grillage de la cour. Les assauts de l'Hiver les ont durement éprouvés ; mais ils sont toujours là, résistants. Ils renaissent, leur détermination à survivre n'a pas faibli ; de même, j'ai tenu le coup. Je me sens comme ces arbres, la sève coule de nouveau en moi et le Soleil me réchauffe. Bientôt je partirai d'ici ; le grillage électrifié ne m'arrêtera pas, je serai...libre.

    Les raisons qui m'ont fait enfermer ici ne tiennent pas la route ; je ne suis pas un monstre. Ils le savent bien, d'ailleurs, et je connais deux personnes au moins qui travaillent à ma libération. Ma réhabilitation, disent-ils... Je m'en moque. Je ne veux pas faire de bruit, pas apparaître dans les journaux, non. Une fois les portes ouvertes, je m'en irai sur la route, simplement, les mains dans les poches et les cheveux soufflés par le vent du Printemps...

    "Il faut le libérer, Trevor ; ça ne peut plus durer, ça n'a aucun sens...
    _Ce n'est pas ce que tu disais hier matin, répondit Trevor avec autant d'ironie dans les mots que dans la physionomie.
    Mlle Cyrille McKenny se tourna vers Buddy (qui la dévisageait, horrifié) et rougit :
    _Hem...ne faîtes pas attention à ce qu'il dit.
    Trevor Haynes se racla la gorge bruyamment.
    _Bien sûr, Buddy ; le fait que Cyrille...euh, Maître McKenny et moi-même passions certaines nuits ensemble n'a évidemment aucune incidence sur cette affaire... Quant à ce pauvre garçon, si vous tenez absolument à le faire sortir, je...hem...en fin de compte, je ne vois rien qui puisse s'opposer à ce que...

    J'erre à présent le long du lac gelé sur le chemin de terre que je connais si bien. Le Soleil bas sur l'horizon réverbère sa pâle lumière sur la glace qui craque et qui gémit sous sa chaude caresse ; loin, au milieu du lac, existe une petite zone d'eau libre, comme le jaune au centre d'un oeuf sur le plat, comme le coeur fondant d'une bûche glacée. Ou le coeur d'une Finlandaise amoureuse...
    Je n'ai pas attendu qu'ils viennent m'ouvrir la porte ; ce matin, j'ai eu 19 ans et je me suis volatilisé. J'ai franchi le mur électrifié. Des regrets ? Ni avant, ni après. Je laisse là le lac et reprends mon chemin vers le fond des bois de sapins qui à perte de vue s'étendent autour des prairies glacées que la route avec moi traverse. Les poings noués dans les poches de mon court manteau, je n'abandonne derrière moi qu'un nuage aussi régulier qu'éphémère, et les traces de mes pas que personne ne songerait à suivre...

    Allongé sur ce vieux canapé, je suis tout simplement bien. Ce petit bout de femme à califourchon sur mon estomac s'amuse ; petit, tout petit bout de femme. Mais au regard et aux traits d'une maturité que ne laisserait jamais supposer son état-civil...
    Comment vous décrire cet amour-là ? Fait d'entente et de gestes anodins, d'espoir et d'attente du jour encore lointain de sa concrétisation. Comme une fraternité d'accueil qui aurait mal tourné dans nos esprits que seul l'âge sépare, en attendant que ça n'ait plus d'importance. "
    Un jour, on se mariera, c'est sûr...", me dit-elle ; jamais je n'aurai envie de la contredire...
    Mais il y a eux. Ses parents, évidemment. Parce qu'ils n'ont pas confiance, parce qu'ils se méfient de moi ; parce qu'ils ne nous écoutent pas. Ni elle, ni moi. Elle ne sent que la crainte, la défiance, moi je sens de l'hostilité. De la haine qui bouillonne. Un meurtre par principe de précaution ; leur esprit me ronge déjà de l'intérieur, j'ai l'impression de sentir le cancer qui me dévore et qui veut sortir, s'exhiber, me narguer. C'est un monstre avec leur tête qui s'insinue en moi quand je dors pour ne pas me laisser le temps. Quand ils m'auront mangé, elle en trouvera un autre ; et moi je caresserai les racines des pissenlits et des coquelicots... Pourquoi ? Pourquoi pas ?

    Gatrasz.


    4 commentaires
  • Photo : dans les voiles...(by Gat')

    Les choses de l'Amour sont choses du Soir et de la Nuit. On s'aime sous un voile étouffant d'obscurité pudique, l'expression la plus violente de nos désirs assouvis dans l'antre de ses voiles au rythme régulier. L'Amour s'assume en secret parce qu'il est sombre ; le rouge de la Passion tient plus du sang que du rosé...

    Ce qu'on aime en l'Autre, c'est son côté obscur ; ce sont ses défauts qu'on adore et ses qualités qu'on admire. La
    Beauté calme et apaise, la Laideur (fût-elle supposée) excite les sentiments les plus profonds. Laideur invisible, mais surtout Laideur cachée : on a tous le goût du secret, l'insatiable envie de découvrir l'Autre, mettre en lumière une petite part de ses blessures d'Orgueil. Aimer, c'est s'immiscer en l'Autre, participer intimement à son fonctionnement secret, c'est être un peu de ce qu'il cache, l'espace d'un instant. Mais on ne peut Aimer si on n'a pas suffisemment d'Obscur en soi ; on ne saurait Aimer en n'étant que Lumière. L'Amour-Lumière est une illusion, c'est un mensonge mystique qui fait s'isoler ses adorateurs dans des tours d'Ivoire inaccessibles où ils dépérissent et crèvent de solitude. C'est au voisinages de nos côtés sombres et cachés qu'on rencontre l'Autre, cet Autre attiré par les trésors de ce qu'on dissimule avec soin, cet Autre qui mord à vos appas et se délecte de vos petites hontes personnelles, justement parce qu'il vous aime. Le Jour, il vous déteste ; la Nuit il vous adore, dans les arcanes souterrains de vos univers interdits. Il mêle sa sueur à la vôtre, colle sa langue à la vôtre, déchire sa peau contre la vôtre ; et vous en faîtes autant, pour ne pas lui laisser le temps de prendre, de comprendre. En cela, c'est un échange : un peu contre un peu, et pas tout contre rien, et ainsi garder sa part de secret. Pas de Don sans Retenue, pas d'Amour sans Haine et sans racoeurs refoulées. C'est ce qui constitue le Jardin Secret nécessaire à l'Estime de Soi ; s'aimer c'est se dissimuler, s'exhiber ne serait que se mépriser. Pour pouvoir Aimer l'Autre, il faut s'aimer soi-même, dit-on ; n'être que Lumière c'est être incapable d'aimer. Avidité, Désir, Envie : autant de choses qui naissent dans l'Obscurité ; il faut donc être Obscur pour savoir Aimer...

    Gatrasz.


    6 commentaires
  • Dessin : à défaut de yéti, un autre de mes fantômes...

    En ce moment, je sens qu'il y a un yéti dans mes pas. Un Abominable Homme des Brumes de mes pensées tortueuses, comme la pointe mouvante d'un iceberg. Il s'approche, il renifle ce petit Gat' de rien du tout qui l'a réveillé ; quand je m'assoupis je l'entends même un peu murmurer. Mais quand je me retourne et que j'ouvre les yeux, il n'y a rien. Il est là pourtant. Je le sais ; je peux presque sentir ses mains grises sur mes épaules, ces paluches gigantesques qui pourraient me broyer s'il lui en prenait l'envie. Ses yeux sont blancs, avec des ombres sur les bords ; il a le regard vide car ce qu'il voit est sans consistance. Il me regarde, moi bien réel dans son univers de spectres, en couleurs dans son film tout en tonalités de noir. Aux frémissements de ses doigts, je peux deviner qu'il souffre, qu'il est malheureux. Un jour, voyez-vous, j'ai été ce yéti ; je me suis senti puissant, important et spectaculaire... J'y ai cru, à tel point que je lui ai donné vie ; et puis la tristesse l'a étouffé, le manque de confiance l'a tué. A chaque fois c'est comme ca, c'est une hécatombe schizophrénique : je me réveille un matin et un autre de mes rêves est mort, bien vite remplacé par un nouveau. Je n'ose même pas imaginer, le jour où je les rejoindrai, l'armée de spectres gris qui viendront me demander des comptes...

    Gloups.

    Gatrasz.


    7 commentaires
  • Photo : Le chapeau à plumes du Sergent Bobillot...

    Je sortais, un peu fatigué, d'un de mes lieux de perdition préférés ; sous ma chapka je regardais le vent passer autour de l'extrémité de mes cheveux sombres (comme la nuit). Là, dans la vapeur qui s'envolait de mon café je vis tourbillonner les oiseaux, mes pieds fichés au sol sous mes chaussures-sac en plastique aux semelles cassées (même pas mouillé !)...

    Ils écrivaient en boucle dans le ciel tout gris, les escadrilles se fondant l'une dans l'autre et les individus s'effleurant les plumes. Et puis, quand on était bien ivre et que les plus faibles observateurs dégobillaient dans les fourrés, une poignée de ces gros flemmards se posait dans un certain arbre
    (toujours le même), lequel s'emplissait comme un panier de la ménagère à l'approche de Noël. C'est à dire que plus on en mettait, plus ça rentrait ; au bout d'une dizaine de minutes je craignis de voir les branches craquer sous le poids-plume comme les cintres dans une penderie trop chargée, le tronc nu comme le bâton d'un Esquimau qu'on a bien apprécié. Mais non ; et si vous aviez le malheur de détourner les yeux, dans un grand "flop" il en arrivait d'autres. Comme s'ils se décrochaient du manège. Vissé au goudron plutôt qu'à Gudrün, je ne perdais pas une miette de ce spectacle étrange ; quand ils me surveillaient je regardais leur reflet dans le capot des voitures garées là tout exprès. En un quart d'heure le cyprès piaillant plus que dix-mille poussins rageurs était plein comme un charter en direction du grand Sud (le Sénégal ou la Tunisie, le petit ne leur demande pas leur avis) ; tous les soirs à 17h35 il fait taire les locataires et le silence vient plomber tout ça. Je les observe depuis la cage réservée au(x) Gatrasz(s), dans le Quartier des Animaux Perdus...

    Gatrasz.


    6 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires