(Dessin : Gat'2011)
Il me semble que j'ai toujours été différent ; du plus lointain qu'il m'en souvienne, je me sentais anormal, difforme, incapable de me fondre dans le moule de la société de mes petits camarades. Oh, bien sûr, de l'extérieur j'ai toujours été normal, à priori ; à quelque chose près, certes, mais rien de discernable concrètement. Et puis, parfois, j'avais mes petits succès ; mais toujours sur la différence. Une forme évoluée de cirque, en somme, "vas-y bossu, fais-nous toucher ta bosse". J'en souffrais mais je persévérais - il le fallait.
J'ai jonglé avec ces difformités indiscibles, jusqu'à leur faire prendre des formes boursoufflées, obscènes, qui faisaient rire d'abord et dérangeaient après ; comme quelqu'un qui fait craquer ses os, d'abord par jeu et puis par acharnement, jusqu'à se démembrer sous les yeux de ses spectateurs. Explosé, dépouillé soudain de mes oripeaux d'humanité. Ce qu'ils ont vu dessous, je l'ignore ; mais ils conservaient comme un goût amer dans la bouche, un mauvais souvenir pas tout à fait digéré dont je sentais les relents jusque dans mon ventre et qui me rappelait que j'étais bien un monstre, au fond.
Au bout d'un moment - forcément - le poids s'est mis à me gêner, moi aussi. Logique. Ma structure osseuse, si solide qu'elle fût, craquait peu à peu sous la masse que j'avais construite. Mais était-ce bien moi ? Ces choses avaient surgi, irrésistibles, d'une profondeur à laquelle même moi, je ne distinguais plus rien. Juste un sentiment affreux de compression de l'âme, les fissures qui craquent, qui s'ouvrent... Mais jusque-là, j'avais tenu. Et puis, tout récemment... Une nouvelle transformation s'est manifestée. Des boursoufflures physiques, excroissances douloureuses qui gonflaient dans mon dos, déplaçaient mes os, somatisations folles se cherchant un chemin dans mon organisme amorphe... J'ai d'abord pensé à une paire d'ailes ; les Anges, j'ai toujours trouvé ça suspect. Je voyais par ce destin une forme subtile de rédemption, la destruction, l'arrachement partiel du corps pour atteindre, tout pantelant, la grâce... Mais non. C'eût été trop simple, trop naïf ; ce n'était pas fini, non, on n'en était encore qu'au début du chemin de croix. Des ailes déplumées, noires, ou bien des cornes, voilà à quoi je devais m'attendre. Et pourtant... Pourtant, j'étais loin du compte. Ainsi que le murmurent les voix atones du rock gothique dont je nourris mon esprit malade, c'est une horreur bien plus diffuse, ancienne, obscure qui agit là ; au fond, sous les couches les plus profondes de la perception, à l'intérieur même du substrat intime de la personnalité. Nous ne sommes que des projections qui masquent un niveau bien plus dense et secret ; le non-maîtrisé, l'inavouable.
Dans mon cas, je n'étais qu'une étape, un intermédiaire destiné à disparaître ; une porte à travers laquelle surgissait dans la dimension réelle...Celui des Profondeurs. Ses tentacules ont percé mon dos, dissous ma peau comme des moisissures, la déchirant, la dévorant comme un excédent placentaire encore conscient - accessoirement. Vivant, mais pas au sens où on l'entend normalement. Témoin en état de choc anaphylactique, emprisonné dans un résidu de corps disloqué... Bouffé.
FIN
Gatrasz.
... que tu maniais aussi bien la plume que le pinceau (et vice-versa), toi ? Chapeau, Maestro !