•      Chers amis, je vous pose cette carte depuis la gare ; le train va tellement vite, j'espère que vous me recevez...
     
          J'ai vu la Baie de N. ce matin, telle que l'Apocalypse l'a laissée. Spectacle étrange, j'aurais voulu que tu puisses le voir. C'est comme si la moitié de la ville rasée par l'explosion s'était écoulée dans la mer, à perte de vue c'est une forêt de poutrelles et de pans de murs qui s'étend sous les lueurs chatoyantes de l'aube. Au loin, l'eau libre se confond avec le ciel rose ; sur cette ligne claire se dressent les épaves rouillées des cargos, silhouettes noires plantées là comme des titans terrassés, des cétacés de fer hérissés de piques. La quille fichée dans un enfer de métal et de parpaings, ils attendent tout le jour que la nuit vienne à nouveau cacher leur déchéance et leur incongruité... J'ai voulu prendre des photos pour vous les montrer ; mais ce matin, à mon réveil, elles avaient disparu. Je crois que je sais pourquoi, je ne sais pas comment vous le dire...
     
          Tandis que le convoi s'enfuit entre les palmiers vers la jungle moite et obscure, j'ai envie de Toi. Je songe que le néant mange les images absurdes et le nom des voyageurs. Je pense à vous, et j'aimerais que vous soyez ici avec moi. Ainsi, vous pourriez comprendre... Il fait de plus en plus chaud.

    Gatrasz.


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  •      Justine et Pierre eurent du mal à empêcher le garçon de parler boulot ; pour eux, tout à coup, cela ne signifiait plus grand-chose, mais le jeune représentant était plein d'enthousiasme et d'ambition... Cela finit par lasser le couple. Ils se remirent à parler entre eux, à faire des projets pour les jours à venir. Le jeune homme s'était longtemps montré perplexe sur la décision de Pierre, et avait même dit en riant que le Temps le rattrapperait un jour ; mais l'ex-cadre ne voulait pas en entendre parler. Il parut comprendre enfin, et se tut. Bientôt, il se leva en s'excusant de monter dans sa chambre ; pour aller prendre quelque chose, dit-il. Ils acquiescèrent poliment sans comprendre, et n'y pensèrent plus...

    Avant de s'endormir pourtant, Pierre se surprit à repenser à l'inconnu rencontré dans la salle commune ; il avait un sentiment bizarre, une impression qui le mettait mal à l'aise. Il se dit que c'était sans doute parce qu'il se reconnaissait un peu trop en lui, qu'il s'identifiait à lui plus qu'il n'aurait fallu ; et il fit son possible pour chasser l'importun de son esprit...

    Au réveil, il se sentit heureux comme jamais il ne l'avait été. Il était libre ; plus de congrès, plus jamais. Juste la vie, le
    Temps ; juste Justine et lui. Justine... Elle dormait près de lui, paisible ; le soleil du petit matin jouait avec ses cheveux qui, pour l'occasion, prenaient des reflets argentés...
    Il laissa de nouveau son regard errer dans la pièce ; soudain, il tressaillit. Une hallucination, forcément : l'espace d'une seconde, il avait cru voir passer dans la chambre le jeune homme de la veille, avec à la main une mallette qui ressemblait fort à la SIENNE. Celle qu'il avait à ses débuts. L'autre l'avait regardé, et lui avait dit avec un petit sourire : "
    ...ça y est, j'ai ce que j'étais venu reprendre...merci...". Dans son visage pourtant, il y avait quelque chose de changé ; c'était comme s'il avait été tout à coup...plus vieux. Les traits plus marqués, mais les mêmes yeux moqueurs.

    Pierre se passa la main sur la figure, interloqué ; il avait rêvé, c'était certain. D'ailleurs, il n'y avait personne dans la pièce, sinon lui et sa femme qui dormait toujours. Vaguement inquiet, il se leva et se dirigea vers la salle de bains ; il se sentait un peu faible. Une fois la porte ouverte, il s'approcha du lavabo ; et là, passant devant la glace...il VIT. Il SE vit ; et la terreur s'empara de lui. Il s'était couché quinquagénaire, et il se réveillait avec la tête d'un vieillard ! Quatre vingt-dix ans, au moins... Non, ce n'était pas possible ; pas déjà ! Il se précipita dans la chambre pour réveiller Justine. Justine... Adorable petite grand-mère, au visage fripé comme une vieille pomme. Une vraie nature morte. Pierre poussa un cri de désespoir ; la phrase de l'Autre lui revenait aux oreilles. "
    ...j'ai ce que j'étais venu reprendre..." Il comprenait enfin ; ce que le jeune homme lui avait pris, c'était...le Temps. Ces années de vie qu'il avait voulu épargner pour Justine et pour lui, comme un placement sur leur vie à venir... Pierre sentit qu'il défaillait, il suffoquait ; en s'écroulant, il voulut hurler. C'était insupportable, tout ce Temps rêvé l'espace d'une soirée, et qui lui avait été repris...
     
    Et maintenant, il était trop tard. 

    Gatrasz.


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  •      Le brouillard se levait lentement sur la lande ; ou plutôt il semblait s'écarter à la manière d'un rideau lourd, épais, de chaque côté de la route humide et noire qui traçait son chemin tout droit vers l'horizon bas. Reliant ailleurs et nulle-part, elle se découvrait comme une sinistre scène de théâtre, entre deux clôtures de barbelés qui pleuraient à grosses gouttes la pluie de la nuit. La famille de perdreaux qui s'ébattait sur le bitume n'avait pas l'air de saisir le tragique de cette aube grise et pluvieuse ; quelque chose couvait. C'était peut-être un orage, ou bien alors un coup de fusil, qui sait...

    Ce fut moins spectaculaire ; à peine un ronflement, une vibration sur la route et la Renault 25 passa au milieu d'un nuage de plumes. Pierre, 52 ans, cadre dans une grande entreprise de vente par correspondance, filait vers un énième congrès ; sa femme Justine, qui avait tant insisté pour l'accompagner, se cachait les yeux en poussant des cris dégoûtés. Il donna un coup de freins, mais trop tard ; cela suffit tout de même à lui faire ravaler le sentiment de culpabilité qui montait dans sa gorge. A cette heure, ce sont des choses qui arrivent... A cette heure, et à cette vitesse car, tout comme leur vie, la ballade était chronométrée. Le paysage défilait vite, très vite
    "ma carrière est en jeu / j'suis une comète humaine universelle" et Justine voyait à peine les animaux qui ne passaient pas sous la voiture. Elle se contentait de regarder au loin...

    L'humidité se condensait sur les vitres de la Renault 25 ; avec le chauffage au maximum, Pierre réfléchissait en s'affaissant sur le volant. Tous ces congrès, ces paysages lointains qu'on ne touchait jamais du doigt, il en souffrait de plus en plus ; la frustration le tenaillait tous les jours. Aussi, au soir, quand ils s'arrêtèrent dans ce petit hôtel isolé, Pierre eut-il subitement l'envie de tout laisser tomber. L'argent, il en avait à revendre ; le
    Temps, c'est tout ce qu'il lui restait à prendre, et il en avait assez d'attendre.

    Il l'annonça à son épouse au cours du repas, entre les frites et l'entrecôte cuite à point ; le visage de Justine s'éclaira, comme il s'y attendait. Combien de fois, en vingt-et-un ans de mariage, avait-elle pu rêver en silence qu'il se décide enfin ? Il l'ignorait, mais cela devait faire beaucoup ; son épouse lui semblait plus grande tout à coup, plus sereine. Plus belle...

    C'est au moment du café que le jeune homme vint leur parler. Comme s'il recherchait de la compagnie ; Pierre s'en émut. Il avait commencé comme démarcheur pour sa société, et il se reconnaissait un peu dans ce petit représentant, ce blondinet à lunettes. Même style, même confiance en lui et en l'avenir...
     
    A suivre...
     
    P.S. : (...petit clin d'oeil à Noir Dez' pour la citation...) 

    Gatrasz.

     


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  •  
    Aussi absurde que cela puisse paraître, j'attache un soin particulier à considérer mes rêves comme la plus banale des sources d'inspiration. Rien de plus spontané qu'un rêve, surtout si l'on considère le cheminement "automatique" qui conduit à son élaboration...

    Rien d'étrange donc à me retrouver sans explication dans ce cinéma obscur, à choisir désespérément dans un programme qui ne signifie rien. D'où la joie enfantine de cocher un nom, puis payer comme une libération pour une oeuvre que sans doute je ne verrai jamais... De fait, une fois le choix accompli je sens le temps filer, la mécanique des choses fait évoluer le décor vers une maison perdue au coeur d'un désert. Un crépuscule infini aux dimensions stellaires, uniforme. Et au centre de tout cela, ce bâtiment comme une prison ouverte vers les cieux ; une gigantesque cage d'escalier aux formes changeantes, chaque palier ouvrant sur de petites pièces vides où l'on ne s'arrête jamais. seuls subsistent les escaliers, phosphorescents. Et très vite, des degrés qui me sont interdits. Je tourne comme un fauve en cage tandis que défilent et me narguent des cosmonautes en scaphandre blanc et de belles dames du Moyen-Age. Eux peuvent emprunter les escaliers lumineux, pour monter je ne sais où... Je porte alors ma frustration vers les étages inférieurs, mes sens à la fois aiguisés et troublés par une irrépressible envie de comprendre. La solution enfin m'apparaît dans la cave ; c'est toute la différence qu'il y a entre les pilules blanches ou les pilules rouges (il y a aussi d'autres couleurs) auxquelles j'ai droit, et celles bicolores qui me sont interdites et, seules, ouvrent l'accès aux niveaux supérieurs. Je me livre donc à leur plus complète destruction, dans une orgie terminale et effervescente où les pilules se mélangent et fondent sur le sol, tandis que l'Univers vacille et s'effondre autour de moi. A présent, vous pouvez éteindre votre écran.
     
    Gatrasz.

     

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  • Imaginez la scène : c'est la fin du Monde tel que vous l'avez toujours connu, l'avènement triomphal des grands bouleversements historiques. Beaucoup de gens ont laissé leur peau dans le choc, victimes de leur incrédulité. Vous êtes en quelque sorte un rescapé, un réfugié. Debout, dans un champ, avec une poignée d'autres, les Bons ; il y a quelques retardataires aussi. Vous êtes sur le dos d'une colline, comme sur la crête d'un saurien gigantesque dont la tête et la queue ne seraient, à présent, même plus visibles. Vous vous trouvez en face d'une limite tangible, un muret de pierre sèche... Derrière vous, le Néant et la Destruction qui avancent par vagues pour bientôt vous rejoindre ; devant, le Monde de l'Inconnu, celui où tout est possible et redoutable parce qu'on ne le connaît pas. Personne n'en est jamais sorti ; comme du Néant d'ailleurs, mais ça n'est pas le Néant. C'est même tout le contraire...

    Ce qu'il y a quand vous regardez derrière, c'est la Guerre, la Mort qui progresse en ondes successives, tout comme un immeuble qui s'effondre, étage par étage. Là, c'est le sol qui se volatilise dans votre dos, kilomètre par kilomètre. Il arrive qu'une ou deux silhouettes surgissent de la base du phénomène, fuyant vers l'endroit où vous êtes. Puis tous descendent de leurs voitures et restent debout dans l'herbe.

    En avant de vous, c'est ce qui vous a toujours semblé inquiétant ; de grandes formes translucides, indéfinissables, qui se mélangent, blanches, comme une aurore boréale ; c'est la Matière intangible, l'Ailleurs concrétisé, le non-dit. Votre esprit vous sussure à l'oreille que là aussi sont les fantômes, les spectres d'une pâleur éblouissante aux yeux comme des ombres, qui cherchent à aspirer votre âme pour s'en repaître, et ainsi nourrir leur chair hallucinatoire. Vous sentez la menace des Monstres, des abominations qui dépassent en horreur toute créature mortelle ou issue de l'imagination la plus fébrile... Vous n'avez aucune idée de ce que sont ces...Choses, et c'est ce qui pour vous leur donne vie. Ils sont là parce qu'ils pourraient bien exister, voilà tout ; c'est le réceptacle de vos terreurs intimes, mais aussi celui des peurs collectives, celles qui vous furent inculquées par les Ministres incultes de vos Dieux stériles. Le refus culturel de l'incertitude non-maîtrisée...

    Il vous faut maintenant choisir ; ou bien plonger dans les mystéreuses lumières qui, bien qu'immobiles, tremblent, étrangement floues devant vos yeux ; ou bien bondir en arrière, être aspiré par le cataclysme de Destructuration irréversible où toute chose se disperse dans l'inexistence et le grand Désordre du Vide... Ne rien faire ne serait pas une solution : vous savez que vous êtes sur la tranche, la zone de fracture, le champ de bataille. Si vous restez là, vous serez écasé, distordu, broyé entre les deux Forces qui convergent irrésistiblement vers la cicatrice de pierre que vous apercevez, à quelques mètres de vous. Lorsque cela se produira, vous serez définitivement bloqué dans l'Incertitude et l'Indécision, la souffrance éternelle et infinie. L'errance dans les limbes comme une âme en peine...

    Moi, j'ai déjà choisi ; je veux connaître l'Inconnu, affronter l'Invisible plutôt que d'attendre la Dislocation finale. J'irai vers l'Interdit, quitte à emmerder les Prêcheurs qui nous imposent la soumission aux Puissances trop sombres du défaitisme, et pour conserver un soupçon de chance de voir ce que sera la Suite. Mais avant de partir, passeur dérisoire, je me retourne et je vous tends la main ; allez-vous me suivre ? C'est à vous de choisir, à présent : la lutte entre le Bien et le Mal, c'est un combat que nous mènerons plus tard, si vous décidez de me rejoindre ; la Pureté et l'Innocence n'ont ni fin ni solution à vous offrir, et les Regrets vous oblitèreront. Reste à savoir ce que Vous, vous voulez...

    Gatrasz.


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