Il s’était dit que ce n’était rien ; ça valait mieux que de pourrir d’angoisse. Il avait avancé la main et pris le téléphone pour appeler la modèle étourdie, lui dire sa façon de penser. Et qu’il devenait - déjà - fou à force de l’attendre...
Estelle D. était une charmante personne ; vingt-cinq ans, cheveux châtains aux reflets cuivrés tombant en cascade tumultueuse sur ses épaules claires, des yeux verts...pétillants. Effervescents. Frédo la fit asseoir sur le divan, le plus naturellement du monde, entreprit aussitôt une série de clichés. L’objectif tournait autour d’elle comme un satellite, le photographe décrivait des orbites ; il perdait de l’altitude à chaque tour, se rapprochant peu à peu des courbes et des globes incontestablement terrestres qu’elle recelait, comme les trésors de sa géographie, sous une enveloppe de vêtements nuageux. A la seconde séance, l’atmosphère était plus transparente : il distinguait des formes, des reliefs, tentant d’audacieuses approches et bondissant d’angle en angle tandis que la modèle lui présentait de plus surprenants profils. Elle prenait goût à son expérimentation, répondait à ses tentations et paraissait sensible à ses avances photographiques autant qu’érotiques. Frédo était aux anges... Cependant, au développement de ses derniers rouleaux de pellicule, il devait avoir quelques surprises. Pas grand-chose à la vérité ; juste quelques épreuves dans le même état que précédemment. Noires. Il songea à un défaut de la pellicule, à un dérèglement dans le fonctionnement de son appareil. Pourtant, c’était étrange. De là à dire que c’était de plus en plus fréquent… Il ne l’aurait pas cru, s’il n’y avait eu l’incident des photos de la veille ; les clichés d’Estelle dans des tenues abracadabrantes - ou sans tenue du tout. Il les révélait fiévreusement, une à une, excité, tendu : et tout à coup... Le noir. Un vrai gâchis ; presque une photo sur deux. Mais ce n’était pas le même appareil !
Elle se lova sur le divan, se déplia, ouvrit les bras en se roulant comme un jeune chat. Complètement nue, elle regardait Frédo qui tournait, escaladait les coussins, seulement vêtu d’un jean’s. Ils avaient commencé un shooting, ils avaient fait l’amour ; et ils recommençaient à impressionner la pellicule avec quelques postures osées qui, jamais sans doute, ne sortiraient de l’atelier. Le photographe utilisait un numérique prêté par un collègue, pour éviter les problèmes, inexplicables, rencontrés au développement. Tout allait bien ; soudain... Une ombre passa devant l’objectif. Frédo sursauta : Estelle l’avait vue aussi. Quelqu’un ? C’était impossible. L’atelier était fermé, la porte protégée par d’énormes verrous comme celle d’une cellule. Un effet de lumière, pensa le jeune homme en transpirant à grosses gouttes ; et il recula pour prendre un panoramique de sa compagne sur le canapé en cuir crème. Il vit alors celle-ci ouvrir de grands yeux...
Estelle D. eut un hoquet de surprise : le coin de la pièce derrière Frédo s’était tout à coup rempli d’ombre. Elle voulut le prévenir, mais se retint une seconde, indécise. C’était trop stupide... Elle n’eut pas le temps de se décider.
En un instant, Frédo Barrière fut entouré de noir ; cette même ombre noire qui occultait ses photographies. Il comprit d’un coup, voulut crier. TU SAIS QUE J’EXISTE... C’était ça ! Une chose rampante, obscure, qu’il avait dû surprendre sans s’en apercevoir et qui à présent l’avalait, pour garder le secret de son existence... Non ! Je ne veux pas mourir ! Je ne dirai rien ! Je...
La jeune femme le voyait enserré par l’ombre, comme pris dans un tourbillon ; il semblait crier, mais aucun son ne quittait ses lèvres. Elle hurla. Elle pleura, hurla encore. Mais il n’y avait plus rien. Plus d’ombre, plus de Frédo. Juste un grand studio vide avec, au mur, des cadres et sur le bureau, sur le sol, dans les dossiers, des photos. Toutes noires, sans exception. Noir.
... il n'y a plus d'espoir, aurait chanté le grand poète. En tout cas, après une aussi troublante histoire, on a envie de laisser un grand blanc s'installer...