• La Chute Tant Fantasmée (Tuer Le Père ?)

    Fond sonore : [The Stone Roses - I Wanna Be Adored]

     

    J'avance sur la rambarde comme un funambule, le vent qui tourne en spirale autour des piles du pont manquant de m'emporter à chaque rafale ; à chaque fois c'est une grande gifle, l'air imbibé de pluie est comme une matière solide qui s'écrase sur mes joues à la manière des vagues sur le rivage d'un océan. Je ris, pourtant : car les larmes de pluie qui coulent sous mes yeux fatigués emportent avec elles la tristesse et la culpabilité. L'insensibilité, la froideur apparente qui ne fait mal que quand on y pense, quand on redoute que quelqu'un la voie ; à présent, moi aussi je pleure, avec l'aide de Dieu ou du Diable - au choix. Je ne sais pas lequel fait pleuvoir... Mes cheveux se sont fondus en tentacules ridicules sur mon front, ces petits accroche-cœurs qui plaisaient tant à Maman, parce qu'ils me faisaient ressembler à une garçonne des années 1920. J'avais tellement honte, à l'école ; mais c'est fini. Plus personne pour se moquer, personne à qui ça tienne à coeur, surtout pas moi. Les automobilistes qui klaxonnent en passant, c'est pour saluer ma folie ; ou pour me faire sursauter, glisser, allez savoir. Ils ponctueraient ma chute d'un :"Quel con !" retentissant, puis ils feraient de nouveau gaffe à la distance de sécurité. Ne pas abîmer le pare-buffle du pick-up. Je médis ? Non, s'ils s'inquiétaient, ils s'arrêteraient ; enfin, c'est ce que je crois. D'ailleurs, il n'y en a plus, tiens : je ne les entends plus passer, la police a dû les arrêter. Bloquer l'entrée du pont, puis procéder à l'extraction de ce malade mental qui joue les équilibristes au-dessus du fleuve, peut-être même ont-ils vu mon arme. L'automatique que je tiens serré dans mon poing au-dessus du vide, que j'ai pris sans bien savoir pourquoi - allez, si je tombe, il me lestera.

     

    J'entends derrière moi une sirène qui s'approche ; j'aimerais que ce soit une de celles aux belles chansons, celles qui vous entraînent au fond de leur voix pleine de promesses et vous dévorent avec leurs petites dents de femmes-poissons... Mais non. La voiture de patrouille arrive à ma hauteur, ralentit, se tait ; puis une voix grave, dégueulasse, pleine de grésillements et de court-circuits à cause de la pluie, me crie quelque chose et me fait sursauter. Je ne comprends pas, je ne veux pas savoir ce qu'elle dit ; j'ai mieux à faire d'ailleurs, car l'irruption du son m'a fait trébucher sur la rambarde mouillée. Un instant je vacille, me penche, et je saisis un câble en acier - sauvé. Enfin, c'est à dire que l'honneur est sauf. En revanche, petit drame accessoire, j'entends mon automatique rebondir tout en bas sur une pile du pont. Plouf... Et plus qu'une porte de sortie, par le bas. Qui sait ? Je le retrouverai peut-être au milieu des algues, si je calcule bien ma descente ? Mais la poudre sera mouillée... Bon. La voiture de police donne des coups d'accélérateur pour me suivre, par bonds, comme un chiot qui s'amuse à sa première balade. Viens, petit chien, viens... Quoique, là, il s'agit plutôt d'une grosse bête. La toute dernière Mustang, à ce qu'il semble. Frimeurs... Finalement, tandis que je recommence à marcher tout droit, bras écartés pour ne pas tomber, je l'entends qui s'emballe et me dépasse - oh, pas de beaucoup. Une dizaine de mètres, et puis elle stoppe. Quelqu'un descend, en imperméable et chapeau ; quelqu'un qui s'arrête devant le capot, sans faire mine de s'approcher - c'est bien, ils ont compris, j'ai besoin de liberté, d'intimité. Je ne veux plus être surveillé, observé comme un animal en cage dans son propre salon, estimé, jaugé, soupçonné... Je marche toujours, en me demandant ce que je ferai si j'arrive de l'autre côté. Demi-tour ? Peut-être ; peut-être pas. Ce serait dommage, il me semble, puisqu'à mes yeux il n'y a pas de retour possible. Forcément, ça s'arrêtera.

     

    Une voix tonne tout à coup dans l'obscurité et le bruit de la pluie sur la surface du monde. C'est lui, je le savais, je le sens, je le sais. Inutile d'aller plus loin à présent, je m'arrête, ouvre la bouche. Ne dis rien. J'écarte doucement les bras, pas parce qu'il me le demande, non, il n'aurait pas besoin de le faire. Juste parce que je veux qu'il voie, qu'il se rassure : il est inutile de mentir. Il a failli devenir mon père après tout, il le serait si je n'avais pas fui. Putain d'orgueil ; je l'aimais, sa fille, mais je n'arrivais pas à admettre l'idée qu'en fait, ça n'aurait été qu'une façon détournée de me rapprocher de lui. Avoir enfin à moi ce putain de père, quelqu'un qui m'estimait un peu, qui me connaissait mieux que je ne me connaissais. On est tellement idiot de penser savoir qui on est...

     

    Je suis près d'abdiquer ; baisser les bras, venir vers lui, et lui dire qu'il avait raison, que j'ai toujours menti. Mais il reste toujours cette saloperie d'orgueil qui me titille, me taraude, me gagne : il est la Loi, la Force, ce serait une défaite de plus. Comment l'amour s'accommoderait-il de ça ? Je me retourne, la face inondée de pluie malgré que les nuages crevés sont depuis longtemps taris ; je le regarde, debout devant le capot de la voiture de patrouille dont le capot fume. Une véritable image de cinéma ; j'ai envie de crier, mais je murmure si bas que moi-même je ne peux l'entendre : 'Papa...'

     

    Et je tombe.

     

     

    Gatrasz.


  • Commentaires

    1
    Samedi 27 Octobre 2012 à 07:03
    Habemus papa...
    Wow, en effet, une vraie scène de ciné bien poignante. Quand est-ce que tu écris ton premier scénar de film noir ? :~)
    2
    Samedi 27 Octobre 2012 à 09:49
    Bitume.
    Superbe, c'est plus noir c'est carrément goudron ! Chapeau.
    3
    Samedi 27 Octobre 2012 à 11:40
    La sirène des keufs...
    ... elle devait faire : Bain-Pont ... Bain-Pont ... Bain-Pont ... Bain-Pont
    4
    Samedi 27 Octobre 2012 à 12:55
    @Blogboguys
    ...merci :) T-B : ça devient un scénar quand quelqu'un propose d'en faire un film, non ? ;) Andiamo : les méfaits de l'ère industrielle ! :) S-F : ouaip ; et pour les alligators c'est l'eucharistie qui s'annonce : ils vont pouvoir croquer le Fils du Père !^^
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