• La Balle Au Bond...

    ...extrapolé d'après 'Bad Lieutenant' (Abel Ferrara, 1992), un film à voir...


    Il est tard ; les reflets de la vieille télé scintillent dans le fond des verres éparpillés devant lui sur le zinc. Les maillots colorés des joueurs et le whisky sans glace font un genre de stroboscope du pauvre sur le bar, et il fixe son verre comme un vieillard qu'aurait plus sa tête. Il écoute ; à travers les coups de gueule et les voix geignardes, il distingue à peine les commentaires enfiévrés du speaker. Il se concentre. C'est qu'il a parié sur cette saloperie de match, parié gros, il joue même ses putains de dettes... Forcément, le boucan est insupportable ; forcément, il arrive à peine à boire tellement il tremble. C'est le moment critique : Ramirez va lancer sa balle. Il frotte ses mains l'une contre l'autre, il se chauffe. Sur son tabouret, lui fait de même ; un peu par mimétisme, un peu par superstition aussi. Comme il n'a plus rien que ce match, il l'accompagne, il le peaufine, même à travers l'écran. Il est dedans.

    Strawberry lève sa batte derrière son oreille ; il s'accroupit, sautille comme un poussin qui ne sait pas encore voler. Il faut qu'il la chope ; sinon, lui, il se fera choper. Au sortir du bar, c'est comme si les Enfers s'ouvraient sur sa petite vie de merde, gâchée par la bouteille et le pari mutuel. Il est grillé comme un moucheron sur une lampe, si Strawberry foire son coup. Il y a pensé toute la journée ; pourtant, Dieu sait qu'il avait autre chose à faire. Mais tout y revenait, toujours : les camés, les putes, même les nonnes avaient Strawberry tatoué sur le front. Elles n'avaient que ça à la bouche, elles bavassaient, suçaient ce coup de batte qui ne pouvait pas ne pas venir. Il ne pouvait pas : toute la merde du Monde y avait conspiré. Toute la haine de la Terre dans ce coup, tout son coeur révolté contre le système, contre la vie, contre sa propre connerie. Il se le serait bien pris dans la gueule, ce providentiel coup de batte.

    Et puis il y a la balle ; et il y a Ramirez. Il la polit, la balle, il la fait sauter dans sa main comme un putain d'oeuf dur. Un oeuf avec des coutures ; un oeuf rond comme les rondeurs d'une femme. La douceur, le bonheur, le plaisir et le sexe, tout ça dans cette petite chose blanche et ronde. La frustration. La superficialité aussi ; les coutures, ça, c'était pas naturel. Ce que Ramirez pelotait dans sa main, c'était pas le sein d'une vraie femme : juste une imposture de magazine, une nana refaite, une poupée vaudoue bourrée de malédictions jusqu'à la gueule, jusqu'au trognon. Il fallait qu'il l'explose, Strawberry. Qu'il la démonte, qu'il la bousille, qu'il révèle à la face du monde toute sa fausseté infâme, son mensonge merdeux et répugnant de pureté contrefaite. Qu'elle craque aux jointures sous son coup de boutoir, déchirée comme un vieux rideau de claque, fendue, percée. Déflorée.

    Lui, il met tout son coeur dans le coup de batte ; tout son Amour. Celui qu'il ne sait plus donner à sa femme, au point que tous les deux baisent depuis longtemps ailleurs. Celui qu'il accumule et qu'il transforme en rage ; il a plus d'Amour en lui que tous les foutus catholiques/moralistes de la planète - et pourtant il en fait partie. Et cette force, cet espoir, il met tout ça dans un bout de bois qui sautille à l'autre bout du pays, entre les mains d'un bonhomme qui transpire et qui doute. Tiens-la ferme, mon gars ! Garde-la dure, les deux mains collées au manche, y'a que comme ça que tu l'auras. La rate pas, bon sang, la rate pas...

    Et puis l'instant de grâce : la balle qui s'envole, qui décrit la plus gracieuse des paraboles ; la caméra zoome au maximum pour ne pas la perdre, à vous coller la nausée. Tout est suspendu, le Temps, l'Enfer, les nonnes, le whisky ; et puis la gravité reprend son cours, l'estomac redescend et la balle avec. Droit sur le receveur, on distingue ses mains ouvertes : Noé receptionnant la colombe. Et puis non ; tout à coup, un mouvement, une ombre, et la balle s'écrase sur la batte de Strawberry. S'applatit comme un oeuf au plat. Autre instant flottant : va-t-elle éclater ? Non ! Elle rebondit. Droit sur l'écran, à travers l'espace et le temps.

    Dans la salle du bar, on a dû relever le type : il était mort. Au milieu de son front, outre un air de stupide étonnement, un trou rond ; de la forme et de la taille d'une balle de baseball. Ce qui s'est passé ? On ne veut pas le savoir ; on le flanquera dehors avec les poubelles, et voilà tout. Fin de l'histoire, et tout le monde s'en fout.


    Gatrasz.


  • Commentaires

    1
    Lundi 11 Juillet 2011 à 05:36
    Moralité...
    ... baisé par la ball. Il eût mieux valu parier sur un coup de bite que sur un coup de batte... :~)
    2
    Lundi 11 Juillet 2011 à 10:43
    @Tant-Bourrin :
    ...dans les deux cas, on préfère parier dessus que se le prendre à son insu :)
    3
    Vendredi 15 Juillet 2011 à 11:31
    Chouette !
    Waouh elle est batte ton histoire ];-D
    4
    Kaël
    Dimanche 17 Juillet 2011 à 12:36
    .
    Excellent.
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