• Killing [Anybody's] Sweetheart... (3)



    Elle avait obtenu son dipôme haut la main, à quelques dixièmes seulement de la perfection ; s'ensuivit une période de grand chambardement dans sa vie. Propositions de la part de compagnies réputées, tentation - éphémère - de fonder carrément la sienne ; déménagement pour la capitale... Elle poursuivait son chemin sans se retourner, fière de ses résultats et ambitieuse dans ses projets ; sa vie sentimentale en pâtissait, en revanche, quelque peu. Pas de nouvel amour, pas de petit ami de passage ou d'appoint. Les occasions s'étaient présentées, certes - mais pas le temps. Une nuit, peut-être deux, elle pleura en repensant à Stévian ; enfin, elle franchit le pas, un soir. Elle avait peu avant interprété une Chimène parfaite - mais sans passion - et ruminait au bar ce fameux 'petit truc qui manque'; le type aurait certainement pu, lui, faire un Cid très crédible vingt années plus tôt. Elle avait consenti à le suivre, contemplé cinq minutes sa collection de livres rares, et finalement détaché sa robe sans autre forme de procès, au beau milieu du salon.

    Le lendemain à l'aube, sortant de l'immeuble en quête d'un petit café, elle se souvenait à peine ; quelques images se superposaient, mélangées, destructurées : le reflet de son corps nu dans la porte vitrée de la bibliothèque, et la figure du quadragénaire qui n'en croit pas ses mirettes. Le tapis moelleux du salon, les draps douteux du lit qu'elle déchire avec ses dents pendant que le type la prend sans douceur -
    sans oser lui faire mal, pourtant. Mais elle y avait trouvé son contentement tout de même, et s'en allait comme une voleuse avec son butin sans attendre le réveil de l'inconnu. Riche d'une nouvelle confiance en soi, certaine surtout - maintenant - qu'elle était toujours aussi belle qu'à l'époque, avec...LUI. Elle pensait qu'elle l'oublierait mieux, à présent qu'elle vivait, autrement ; qu'elle baisait à nouveau...autrement. Et puis en levant la tête, dans le miroir de la vitrine d'une boulangerie qui ouvrait, elle vit tout à coup son visage qui la regardait, la dévorant des yeux : Stevian ! Elle se retourna ; l'individu scrutait à présent la devanture de la boutique, les baguettes et les pains au chocolat tout chauds qui sortaient du four. Non, impossible que ce soit lui : comment aurait-il su ? La suivre ? Mais alors...depuis quand ? Un moment, elle fut tentée de s'approcher, de lui parler pour lever le doute ; mais elle ne se décida pas. Immobile, elle le laissa entrer, acheter son pain en discutant avec la boulangère. Sa voix ? Elena n'était pas bien sûre ; ça faisait bien deux ans... Sur une impulsion, elle se détourna vivement et s'éloigna en courant ; à l'angle de la rue, elle héla un taxi et s'y engouffra, convaincue qu'elle avait fait le bon choix. C'est idiot, pensait-elle ; ma pauvre Elena, tu te sens coupable parce que c'est le premier mec que tu t'envoies depuis lui... Et puis merde, de toute façon, non : ça ne pouvait pas être Stevian !

    Et ça avait continué, encore et puis encore ; à la première d'une de ses mises en scène, d'abord, et à d'autres occasions marquantes. D'autres fois, peut-être... Mais pour Elena, rien n'avait de raison de changer ; elle pensa aller voir un psy, plus tard, s'occuper une bonne fois pour toutes de cette obsession. Il y avait aussi ces mystérieux appels sur son portable, un numéro inconnu auquel elle n'avait jamais répondu. Elle se disait que ce n'était pas arrivé souvent ; qu'on n'avait laissé aucun message... Enfin, avant qu'elle n'ait décidé d'agir, de se soigner ou peut-être de répondre au téléphone, tout s'arrêta. Brutalement.

    Quelque chose en elle commença alors à s'affoler. Pourquoi ? Elle n'avait pris aucune décision, elle n'avait rien vu venir. Encore une fois, le '
    petit truc qui manque' qui la rendait mal à l'aise. Et si... Non, ça ne pouvait pas avoir été lui. Il était parti, ça faisait trois ans ! Mais rappeler le numéro ne coûtait rien ; elle essaya, au bout de quelques semaines. Il n'était plus attribué. En temps normal, Elena en aurait profité pour décider de ne plus s'en occuper. Mais cette fois, sans qu'elle en sache la raison, elle paniqua : s'il était mort ? Elle éplucha les rubriques nécrologiques, les faits divers ; son nom n'était nulle part, mais elle nota les correspondances avec tous les morts non identifiés qu'elle put trouver. Cela ne lui servit à rien : il y en avait beaucoup trop. Elle dut finalement l'admettre, les ongles rongés d'angoisse : s'il était mort, elle n'en saurait rien. Dorénavant, elle n'aurait peut-être jamais plus aucune certitude au sujet de Stévian. Les seules choses qui s'offraient encore à elle - à défaut qu'elle oublie - c'était ce qu'elle refusait depuis toujours : des doutes, des espoirs, ou...des illusions

    FIN


    Gatrasz.


  • Commentaires

    1
    Mardi 12 Octobre 2010 à 05:40
    Je ne dirai qu'un seul mot...
    MAGNIFIQUE ! J'ai bien fait d'attendre le dernier épisode pour lire tout d'une traite, dans la continuité... J'adore cette fin irrésolue ! :~)
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    2
    Mardi 12 Octobre 2010 à 08:24
    @Tant-Bourrin :
    ...ma moitié m'a dit : 'ta fin, elle m'énerve !' ; ainsi que je lui ai répondu : c'est justement ce que je voulais ! ;) Merci TB !
    3
    Mardi 12 Octobre 2010 à 10:20
    spleen.
    C'est désespérant et sombre... Comme la vie. Mais bien conté. J'avais posté un com. où est-il ?
    4
    Mardi 12 Octobre 2010 à 10:30
    @Andiamo :
    ...ton comm' devait contenir des mots interdits ;) C'est surtout le personnage d'Elena qui est desespérant^^
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