• JACKRABBIT FLIGHT (Mort d'un crétin sur l'autoroute) ...

    Fond sonore : [Jack White - Love Interruption]

     

    J'allais les poings dans les poches de la veste, le long de l'autoroute au Sud-ouest de Santa Fé ; j'aimais bien marcher dans la pénombre fraîche du soir, avec les quelques relents de chaleur qui viennent de l'asphalte par bouffées. Les voitures passaient très vite, leurs pinceaux lumineux m'aveuglant quand je ne fermais pas assez vite les yeux. Rien n'est plus désert, plus mort que le bord d'une route à la nuit tombée ; même les voitures qui passent, pressées, ne sont plus que des coques vides conduites par GPS, les conducteurs endormis ne sont déjà plus là. Ils pensent à leur maison, à leur femme, à leur lit. Et moi, je pense brièvement à eux : je les regarde regagner leurs terriers, j'attends qu'ils soient tous enfermés, claquemurés jusqu'au lendemain dans leurs chambres surprotégées, leurs habitations étanches - qui me garantissent, à moi, bien plus de tranquillité dehors qu'à eux en-dedans. Je profite avec bonheur de cet espace qu'ils ont laissé libre...il arrive aussi, de temps un temps, qu'un lièvre me déboule entre les pattes sans prévenir, et je manque à chaque fois de crever de peur. La route me tente aussi pour d'autres raisons, moins avouables ; une fascination qui me suit depuis l'enfance, de vieux fantasmes auto-destructeurs qui me hantent et avec lesquels j'ai appris à vivre, à force de patience, un peu comme les alpinistes avec le vide. Le plus souvent, je trace tout simplement mon chemin dans l'obscurité ; je reste en dehors de la lumière des phares, pour la regarder sans risquer de m'y brûler. Dans ma tête aussi, je marche. Je construis des itinéraires, je suis des voies familières. Parfois ce sont des artères, et parfois des voies sans issue. Dead end. Ces dernières sont les plus dures, parce qu'il faut revenir en arrière ; ou du moins, sortir des sentiers battus pour tailler à la serpe de nouvelles pistes de vie. J'étais perdu ce soir-là ; au kilomètre 26, à une centaine de mètres à peine de mon foyer où dormait Martina. Cette proximité me broyait le coeur comme l'auraient fait les serres d'un rapace ; je pourrais marcher jusqu'au bout du monde, jusqu'à Roswell ou Albuquerque, qu'importe, ça ne serait jamais assez loin tant que je saurais que je vais revenir en fin de compte me coucher près d'elle, rejoindre cet amour triste, voué à l'échec. J'avais tellement cru qu'un jour je pourrais la changer, l'aider à affronter comme moi les obstacles de la route, surmonter les embûches du quotidien ; j'avais cru aussi que c'était ce qu'elle voulait, mais j'avais tort. Elle m'admirait, elle m'adorait. Devenir 'moi' (devenir quoi ?) en revanche n'avait jamais fait partie du plan ; et les projets d'avenir s'étaient fanés un à un, lentement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien. Juste nous, et un grand vide autour qui nous rendait plus malheureux chaque jour. Ma détermination même avait fichu le camp... Je ne savais plus, je ne voulais plus ; en fait, j'avais juste envie de me planter au bord de la route, et de rester là à hurler jusqu'à ce qu'on m'abatte. Les brindilles craquaient sous mes pas. J'avançais à pas mesurés, les yeux suivant les pointillés. Les bagnoles filaient dans un halo, me prenant au passage dans un tourbillon qui m'attirait, me rejetait comme dans un jeu de séduction morbide. Ne pas trébucher, ne pas perdre l'équilibre. Juste longer la ligne...

    Et
    BAM. Je n'ai pas compris. Deux phares au sortir du virage, un choc - une énorme gifle. Je n'entendais plus rien, je n'y voyais plus ; affreusement mal à la tête, me dis-je soudain. Le cou endolori comme après le coup du lapin... étais-je donc mort ? Je commençais à le croire. Et puis non : j'étais toujours là, au bord de la route, à regarder passer les 30-tonnes. Mon visage me brûlait, je me sentais bizarre...mais calme tout à coup. Apaisé. C'était si simple ! Adieu, les soucis stériles, tout ça n'avait en réalité que si peu d'importance... La solution existait, j'en était sûr à présent. Quant à savoir laquelle, un jour, je saurais bien. Il n'y avait plus qu'à retourner s'allonger dans le noir, dans la fraîcheur de la chambre - Martina laissait toujours la fenêtre ouverte, derrière les persiennes. Profiter tout simplement des derniers moments de tendresse avant la fin, cette conclusion inéluctable, contre laquelle on ne pouvait rien. Mais qu'importait ? Une sérénité nouvelle m'envahissait brutalement - j'avais sommeil. Ce n'est qu'en arrivant que je réalisai qu'il restait une bizarrerie, un détail ; un tiraillement inexpliqué des pommettes, une odeur âcre, inhabituelle. Je rentrai silencieusement dans la chambre, me glissai dans la salle de bains, allumai le néon : et je vis, dans le miroir au-dessus du lavabo, mon reflet. Mon allure nouvelle... C'était un lièvre. Pauvre bestiole, qui avait dû débouler dans les roues d'un pick-up un peu avant qu'il arrive à ma hauteur ; c'est lui qui avait pris la gifle, propulsé dans l'espace comme un pantin désarticulé - pile dans ma gueule déconfite. J'avais la tête rouge du sang de la bête sacrificielle, le nez cassé, des bouts d'os plantés dans mes joues comme les trophées sauvages d'un rituel de chasse papou. Des touffes de poils gris-brun collées ça-et-là complétaient l'ensemble : je restai comme hypnotisé devant cette image surnaturelle une bonne partie de la nuit. Le hurlement de Martina, arrivée sans que je l'entende, réveillée peut-être par la lumière, rompit le charme : je n'avais plus peur, plus mal au cœur, plus d'angoisse - mais j'avais soudain le visage en feu. Putain de lièvre...

    FIN 

     

    Gatrasz.


  • Commentaires

    1
    Lundi 16 Avril 2012 à 05:32
    C'est donc cela qu'on appelle...
    ... poser un lapin ? :~) Magnifique nouvelle, maestro, qui illustre bien l'adage : "il y a loin de la coupe au lièvre".
    2
    Andiamo
    Lundi 16 Avril 2012 à 10:26
    Area 51.
    Bravo, magnifique histoire... Mais tout ça est bien normal, si proche de la zone 51 ];-D
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