• Helmina... [Partie 2]

    Fond sonore : [Sepultura - Symptom of the Universe (Cover)]

    II - HELMINA    


    La famille avait jadis vécu au manoir ; c'étaient une race de propriétaires terriens, présente depuis des siècles, et dont les archives se perdaient dans la nuit des temps. Et puis, la déchéance était arrivée, inévitable ; peut-être à cause d'un abâtardissement des gènes, ou bien plutôt en raison d'une mésalliance. Le domaine s'était morcelé, les liens s'étaient rompus, pourris jusqu'au tréfonds... Ils étaient resté, attachés à la maison comme par un sortilège ; enfin, c'est ce que me dit l'homme en polissant patiemment le soc de sa charrue à l'aide d'un galet . Peut-être avait-il raison ; ou peut-être était-ce simplement un vieil atavisme, comme un animal qui se refuserait à quitter son vieux terrier. C'est l'impression que j'eus en visitant, guidé par sa femme, les couloirs humides du manoir. Il n'était plus réellement occupé depuis des années, les gens ayant lentement, humblement, transféré les lieux d'habitation dans les communs, plus adaptés à leur mode de vie et à leur rang misérable ; seules quelques pièces restaient conservées, accessibles par ce qu'il me fallait appeler des galeries creusées au travers des vieux murs. La grande entrée du manoir était condamnée ; la grande fissure qui défigurait la façade y était sans doute pour beaucoup. La chambre qu'on me proposa siégeait au premier étage, accessible par une ancienne tourelle au sommet obstrué par les éboulis. Aux murs, des tentures envahies par les moisissures étalaient en vain le souvenir d'une gloire d'antan ; rien ni personne ne pouvait plus y croire, et leur mémoire n'était plus qu'un mensonge déliquescent et sinistre.

    C'est quand je redescendis dans la pièce principale du corps de ferme, vaste salle à manger paysanne à l'atmosphère chaleureuse et rassurante, que je la vis pour la première fois. Tout de suite, j'eus l'impression de la connaître ; et je n'eus pas besoin de me présenter pour que ses grands yeux tristes m'accueillent en ami.

    "
    Bonjour, fit-elle en souriant ; je suis Helmina. Je suppose que Papa et Maman vous ont invité à manger avec nous ?"

    Elle était assise au coin de la grande et massive table de bois, et elle écossait des haricots. Je lui rendis son sourire enfantin en hochant la tête.

    "
    Enchanté, Helmina. Je suis Jezray.
    -Je le sais, rit-elle. Soyez le bienvenu, Jezray..."

    Sa voix minuscule me ravissait jusqu'au fond de l'âme ; elle aurait pu vaincre une armée de goules dans mon coeur juste par quelques mots. La jeunesse de ses traits était malgré tout en conflit avec une certaine expression grave qui lui donnait l'air d'avoir vécu des milliers d'années ; mais elle les portait avec insouciance, et beaucoup de grâce, sur ses petites épaules d'enfant. Je ne la connaissais que depuis dix minutes, mais je l'aurais suivie jusqu'au bout du monde, cette petite ; elle devait avoir à peu près neuf ans.

    Au cours du repas de midi, j'eux l'occasion de faire mieux connaissance avec les parents d'Helmina. Son père, un homme fruste et peu expansif sur tout autre sujet que ses ancêtres ou sa terre, m'entretint de l'état des récoltes ; il parla des sangliers qui de temps en temps ravageaient les champs, il évoqua le prix des céréales. Sa femme parlait peu, sauf pour le service ; elle acquiescait timidement lorsque son époux lançait une affirmation, une platitude ou même
    un ragot. Pas un mot sur leur fille, pourtant digne d'éloges. J'avoue que j'étais un peu surpris ; et je tendis plusieurs fois la perche. Rien n'y fit. Le regard de la petite fille croisa plusieurs fois le mien ; j'y lus surtout de l'espièglerie, et puis, un peu plus tard, une sorte de résignation philosophe. Les grandes personnes ne changeront pas...

    Au bout d'un moment, une espèce de jeu s'établit entre nous ; je lui envoyais des clins d'oeil et de petites grimaces, tout en feignant d'écouter le père avec une grande attention. Je mettais même un point d'honneur à émettre les opinions les plus pointues en réponse à ses divers avis, en même temps que j'adressais à Helmina de petits gestes de la main, pitreries ou maladresses feintes. Elle faisait alors de son mieux pour ne pas pouffer. Incidemment, pendant la discussion, mes yeux se posèrent sur l'étagère au fond de la pièce ; dessus, quelques livres et, en bonne place au milieu :
    'Jezray Stout, le voyageur silencieux'. Edition de 1886...

    A ce moment, comme en réponse à un signal, revinrent les songes. Pas comme des rêves, non ; mais je sentis tout à coup qu'ils étaient là, dans mon coeur, essayant d'affluer tous ensemble dans ma tête. Je luttais, instinctivement ; mais une force nouvelle combattait ma volonté, l'écrasait peu à peu, de la manière dont on brise une noix sous la pression. Malgré moi, je tournai la tête ; et, ignorant l'homme et la femme comme s'ils n'existaient plus, je croisai le regard implacable d'Helmina.

    (à suivre)

    Gatrasz.



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