• Fond sonore : [Barry Adamson - Something Wicked This Way Comes]

     

    Je l'ai rencontrée par une après-midi ensoleillée, à une terrasse du vieux port. J'aime bien prendre une limonade ou un diabolo, l'été, quand j'ai un peu moins de boulot que d'habitude. Les reportages, les articles, vous savez comment c'est : au moment des vacances on publie un florilège, on rajoute quelques fioritures et on fait aller, pendant que tout le monde est ailleurs à se dorer sur les plages.

    Elle prenait son café à la table voisine ; petites lunettes de soleil sur le nez, petit chapeau de paille qui lui donnaient l'air d'avoir dix-sept ans quand elle devait en avoir vingt-cinq - je présume. Elle feuilletait un bouquin banal, un truc qu'elle avait dû trouver soldé quelque part et qui n'arrivait pas à retenir son attention ; alors elle déchirait les coins de page, les roulait en boule, et elle les envoyait au loin d'un bref coup d'ongle, tic, tic, pour passer le temps. Moi, pendant ce temps-là, je faisais son portrait, vite, sur mon carnet, en accentuant la moue boudeuse et (mais à peine) la courbure toute sensuelle de ses lèvres fines. Elle me vit, et m'envoya dans l’œil sa dernière boulette de papier. 

    "Dîtes-donc, vous m'espionnez ?

    -N...non, dis-je ; je vous croque.

    -Et vous trouvez que c'est mieux ? Je dois me laisser faire, peut-être ?

    -Non, vous pouvez toujours me lancer des bouts de papier...

    -...ou le cendrier ?

    -J'aimerais mieux pas. J'arrête, alors ?

     

    Elle secoua la tête.

     

    -Non, non. Allez-y, faîtes mon portrait.

    Comme elle s'installait plus confortablement, un rien poseuse mais toujours charmante, je tournai fébrilement les pages du carnet pour démarrer, sur une feuille vierge, un nouveau dessin. L'astuce ne lui échappa guère.

    -C'est bon, dit-elle, le regard perdu au loin ; mais comme je m'ennuie et que vous n'avez pas tellement de conversation, je vais moi aussi ajouter quelque chose à votre portrait : le contexte. Ma petite touche personnelle, quoi. Je vais vous parler de moi...

    Et elle commença, lentement, par bribes, à me raconter. Non pas sa vie, mais juste 'elle'. Là, maintenant, en ce moment précis où, la langue entre les dents, j'essayais de saisir son profil, sa posture alanguie, son air moqueur. Et dès le départ, ce qu'elle dit me parut tellement cru, tellement inattendu et fou que, sur le coup, l'idée m'effleura que ce devait être un rêve. Que je m'étais endormi là, sur le front de mer, en sirotant mon diabolo - bah oui, il n'était pas encore 16h. Pourtant non, tout était bien réel autour de moi. Même elle, qui me disait : "appelez-moi ...Julietta "

    Julietta. Pour moi, mais elle ne le savait pas encore, ce serait Julietta... F.

    F comme 'False' ; Julietta False.

     

    (à suivre)

     

     

    Gatrasz.


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  • Fond sonore : [The Stone Roses - I Wanna Be Adored]

     

    J'avance sur la rambarde comme un funambule, le vent qui tourne en spirale autour des piles du pont manquant de m'emporter à chaque rafale ; à chaque fois c'est une grande gifle, l'air imbibé de pluie est comme une matière solide qui s'écrase sur mes joues à la manière des vagues sur le rivage d'un océan. Je ris, pourtant : car les larmes de pluie qui coulent sous mes yeux fatigués emportent avec elles la tristesse et la culpabilité. L'insensibilité, la froideur apparente qui ne fait mal que quand on y pense, quand on redoute que quelqu'un la voie ; à présent, moi aussi je pleure, avec l'aide de Dieu ou du Diable - au choix. Je ne sais pas lequel fait pleuvoir... Mes cheveux se sont fondus en tentacules ridicules sur mon front, ces petits accroche-cœurs qui plaisaient tant à Maman, parce qu'ils me faisaient ressembler à une garçonne des années 1920. J'avais tellement honte, à l'école ; mais c'est fini. Plus personne pour se moquer, personne à qui ça tienne à coeur, surtout pas moi. Les automobilistes qui klaxonnent en passant, c'est pour saluer ma folie ; ou pour me faire sursauter, glisser, allez savoir. Ils ponctueraient ma chute d'un :"Quel con !" retentissant, puis ils feraient de nouveau gaffe à la distance de sécurité. Ne pas abîmer le pare-buffle du pick-up. Je médis ? Non, s'ils s'inquiétaient, ils s'arrêteraient ; enfin, c'est ce que je crois. D'ailleurs, il n'y en a plus, tiens : je ne les entends plus passer, la police a dû les arrêter. Bloquer l'entrée du pont, puis procéder à l'extraction de ce malade mental qui joue les équilibristes au-dessus du fleuve, peut-être même ont-ils vu mon arme. L'automatique que je tiens serré dans mon poing au-dessus du vide, que j'ai pris sans bien savoir pourquoi - allez, si je tombe, il me lestera.

     

    J'entends derrière moi une sirène qui s'approche ; j'aimerais que ce soit une de celles aux belles chansons, celles qui vous entraînent au fond de leur voix pleine de promesses et vous dévorent avec leurs petites dents de femmes-poissons... Mais non. La voiture de patrouille arrive à ma hauteur, ralentit, se tait ; puis une voix grave, dégueulasse, pleine de grésillements et de court-circuits à cause de la pluie, me crie quelque chose et me fait sursauter. Je ne comprends pas, je ne veux pas savoir ce qu'elle dit ; j'ai mieux à faire d'ailleurs, car l'irruption du son m'a fait trébucher sur la rambarde mouillée. Un instant je vacille, me penche, et je saisis un câble en acier - sauvé. Enfin, c'est à dire que l'honneur est sauf. En revanche, petit drame accessoire, j'entends mon automatique rebondir tout en bas sur une pile du pont. Plouf... Et plus qu'une porte de sortie, par le bas. Qui sait ? Je le retrouverai peut-être au milieu des algues, si je calcule bien ma descente ? Mais la poudre sera mouillée... Bon. La voiture de police donne des coups d'accélérateur pour me suivre, par bonds, comme un chiot qui s'amuse à sa première balade. Viens, petit chien, viens... Quoique, là, il s'agit plutôt d'une grosse bête. La toute dernière Mustang, à ce qu'il semble. Frimeurs... Finalement, tandis que je recommence à marcher tout droit, bras écartés pour ne pas tomber, je l'entends qui s'emballe et me dépasse - oh, pas de beaucoup. Une dizaine de mètres, et puis elle stoppe. Quelqu'un descend, en imperméable et chapeau ; quelqu'un qui s'arrête devant le capot, sans faire mine de s'approcher - c'est bien, ils ont compris, j'ai besoin de liberté, d'intimité. Je ne veux plus être surveillé, observé comme un animal en cage dans son propre salon, estimé, jaugé, soupçonné... Je marche toujours, en me demandant ce que je ferai si j'arrive de l'autre côté. Demi-tour ? Peut-être ; peut-être pas. Ce serait dommage, il me semble, puisqu'à mes yeux il n'y a pas de retour possible. Forcément, ça s'arrêtera.

     

    Une voix tonne tout à coup dans l'obscurité et le bruit de la pluie sur la surface du monde. C'est lui, je le savais, je le sens, je le sais. Inutile d'aller plus loin à présent, je m'arrête, ouvre la bouche. Ne dis rien. J'écarte doucement les bras, pas parce qu'il me le demande, non, il n'aurait pas besoin de le faire. Juste parce que je veux qu'il voie, qu'il se rassure : il est inutile de mentir. Il a failli devenir mon père après tout, il le serait si je n'avais pas fui. Putain d'orgueil ; je l'aimais, sa fille, mais je n'arrivais pas à admettre l'idée qu'en fait, ça n'aurait été qu'une façon détournée de me rapprocher de lui. Avoir enfin à moi ce putain de père, quelqu'un qui m'estimait un peu, qui me connaissait mieux que je ne me connaissais. On est tellement idiot de penser savoir qui on est...

     

    Je suis près d'abdiquer ; baisser les bras, venir vers lui, et lui dire qu'il avait raison, que j'ai toujours menti. Mais il reste toujours cette saloperie d'orgueil qui me titille, me taraude, me gagne : il est la Loi, la Force, ce serait une défaite de plus. Comment l'amour s'accommoderait-il de ça ? Je me retourne, la face inondée de pluie malgré que les nuages crevés sont depuis longtemps taris ; je le regarde, debout devant le capot de la voiture de patrouille dont le capot fume. Une véritable image de cinéma ; j'ai envie de crier, mais je murmure si bas que moi-même je ne peux l'entendre : 'Papa...'

     

    Et je tombe.

     

     

    Gatrasz.


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  • Fond sonore : [Black Mountain - Rollercoaster]

     

    La bagnole noire et silencieuse du Capitaine Sinistre s'arrêta doucement près de la scène de crime. Le planton somnolent vit clignoter la lumière du briquet, une grande flamme qui venait lécher un visage dur, rasé de trois jours. C'était une légende, le Capitaine Sinistre ; tout le monde avait entendu parler de sa vieille manie. Allumer une clope dans sa voiture -une hybride- en arrivant sur les lieux ; deux bouffée qui cramaient la moitié de la cigarette qu'il écrasait ensuite sur le tableau de bord. "Ne pas polluer la scène de crime !" il disait, quand on le regardait de travers. Et il s'en allait rejoindre la victime déjà entourée de techniciens bourdonnant comme des photographes autour d'une starlette. Les mecs de l'identification finissaient de shooter le corps.

      "Bonsoir Albert. Le cadavre a dit quelque chose ?

    C'était sa petite phrase rituelle ; Albert avait fait l'Irak dans les service de renseignement. Sa spécialité : les interrogatoires, avec option médicalisée. Il cligna de l’œil, nerveusement.

     

    -Capitaine... Non, pas grand chose. Brûlé au dernier degré, restent les os calcinés,  caoutchouc, métal fondu et tout le tintouin. Habillé comme un plouc, si vous voulez mon avis. Homme, la petite trentaine on dirait. Je pencherais pour un rockeur ou pour un mafioso, à ce stade de l'enquête.

    -Pourquoi ?

    -Résidus de plastique autour des yeux. Ce naze devait porter des lunettes de soleil ; les aiguilles de la montre ont fondu sur 23h17 et nous sommes en novembre, je ne vois qu'un Blues Brother à la manque ou un truand rital pour arborer ce look de merde en pleine nuit à cette période de l'année...

    Albert s'interrompit ; le Capitaine s'agenouillait près de lui, ôtant ses Ray Ban et fixant le squelette noirci.

    -Vous en faîtes pas Albert, moi c'est différent, j'ai les yeux extrêmement sensibles, c'est pour ça que je me coltine ces accessoires. Mais je suis d'accord avec vous, c'est très naze. Rien d'autre ? Cause de la mort, tout ça ?

    -Je ne peux pas encore être sûr, mon Capitaine, mais quelque chose me dit que le poignard fiché entre deux côtes au niveau du cœur y est pour quelque chose. Évidemment, ça n'exclut pas l'empoisonnement ou la rupture d'anévrisme, mais vu l'état du corps on devra se passer d'analyses, malheureusement.

    -C'est bien dommage..."

    Le Capitaine se releva, pensif ; chaussant de nouveau ses lunettes noires, il braqua son attention sur le groupe de policiers qui prenaient des notes un peu plus loin. Marcia Edwards scintillait au milieu d'eux... Albert sentit qu'il était temps d'intervenir s'il ne voulait pas laisser passer sa chance :

     

    -Euh...j'ai aussi remarqué autre chose qui pourrait avoir son importance...

    Sinistre arracha son regard à la contemplation de sa jeune subalterne et fixa le technicien.

    -Quoi ?

    -Hem...j'ai relevé sur une côte ce qui ressemble à des marques de dents. Voyez, ici, ici, et encore là ; et de petites marques alignées, en pointillés...

    -Une fourchette, c'est ça ?

    -Oui Monsieur. Et j'ai encore un détail qui me turlupine.

    -Bordel, accouchez Albert ! Si j'ai envie de passer la nuit avec quelqu'un ici, c'est certainement pas ce type qui sent le roussi à un kilomètre, et encore moins vous !

    -Hé bien, comme vous savez, j'ai travaillé quelques mois comme cuistot dans un restaurant à Bâton-Rouge avant de passer mon diplôme en médecine médico-légale. J'étais plutôt calé dans la préparation du gumbo aux crevettes, soit dit en passant... Enfin bref, je m'y connais un peu en épices et j'ai noté sur cet os un petit...bon, c'est subtil mais je suis assez sûr de moi, je me prononcerai donc pour...hem, un léger goût de piment d'Espelette.

    -Le tueur serait un cannibale venu de la Louisiane, alors ?

    -Non Capitaine, c'est pire : Espelette, c'est en France, dans le pays basque exactement.

    -Ah, bon sang, un Français ! Je savais qu'on finirait un jour par avoir une de ces ordures sur les bras ! Albert, c'est un détail capital que vous avez là ; et je ne vous cacherai pas que ça m'emmerde. Va falloir le cacher à la presse, je ne veux pas de mouvement de panique en ville tant qu'on aura pas un visuel confirmé de cet individu. Des chances de choper son ADN, à cette saloperie ?

    -A mon avis chef, c'est cuit...

    -Je parle du tueur, Albert.

    -Ah ! Pardon. Bon, c'est pas mal mâchouillé donc oui, de la salive a dû imprégner les bouts d'os. Je vais faire des prélèvements supplémentaires..."

     

    Le Capitaine se leva et serra les poings ; les affaires sordides, il en avait l'habitude. Par contre, la petite blonde, Edwards, n’était plus en vue, et il enrageait - il avait bien l'intention de faire valoir sa carrière longue comme le bras pour se la faire avant tous les autres connards de l'unité. Certes, c'était une entorse au règlement ; mais un homme reste un homme, surtout quand on s'est enquillé quelques verres après le service. Ce soir, qui plus est, il avait particulièrement envie de baiser autre chose que la poupée gonflable offerte par les autres gradés du poste, à l'époque  de son premier divorce. Il avisa une journaliste, petite rousse qu'il avait déjà vue deux ou trois fois sur de précédentes affaires, en train de lutter avec deux agents pour franchir le ruban bicolore. A la rigueur, il y aurait peut-être moyen de s'arranger, elle aurait son scoop...

     

    Il s'éloignait déjà vers sa prochaine victime ; Albert le vit soudain s'arrêter. Se retourner vers lui et le macchabée :

    "Euh, au fait Albert, dîtes-moi : vous l'avez détecté comment, ce petit goût de piment sur les os ?"

    FIN 

     

    Gatrasz.


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