• Fond sonore : [Benjamin Biolay - Little Darlin']

     

    Cette fois-ci c'est moi qui étais là le premier ; je ne sais pas pourquoi, par peur de la manquer ou qu'elle ne revienne pas. J'épluchais mes divers dessins et croquis, cherchant ce qui différenciait les plus anciens des plus récents. Des détails, des traits ; pas forcément quelque chose de visible avec le temps ou la lumière du café, mais une transcription de choses perçues, peut-être bien.

    "Alors, dit-elle en s'asseyant à ma table pour la première fois. Vous avez jugé bon de revenir ?

    -Vous pensez que je n'aurais pas dû ?

    -C'est à vous de voir.

    C'était tout vu. Nous étions face à face à présent ; je n'avais même plus besoin de l'excuse du carnet à dessins. Le serveur déposa sur la table, devant Julietta, un café et un joli muffin aux myrtilles. Elle en croqua un bout.

    -C'est amusant. J'en étais pas très sûre...

    -Vous pensiez m'avoir fait peur ?

     

    Elle sourit sans répondre et but une gorgée de café.

    -En fait, peut-être, ajoutai-je. Mais il y en a qui aiment avoir peur, non ? Ou bien qu'on les choque un petit peu...

    -Effectivement. Parfois c'est même un plaisir de satisfaire leur vice...pas tout à fait innocent.

    -Ah, vous trouvez ?

    -Bien sûr ! D'ailleurs vous êtes revenu, et moi aussi. C'est une preuve ça, non ?

    -Nous voilà ex-æquo alors. Je n'avais pas pensé à ça... Et ça ne vous dégoûte pas un peu, tant de complaisance ? On attendrait peut-être...mieux. Plus de retenue, de pudeur, de recul...

    Elle fronça les sourcils, poussa du doigt son gâteau sur la table :

    -On attend toujours beaucoup des gens. Moi j'essaie de ne rien attendre, même si ça n'est pas facile. De toute manière, je n'ai pas l'habitude de répondre aux attentes, moi. Je feins, et puis...je trahis. Après, je m'en fous, c'est mon boulot, pas ma vie. Certainement pas ma vie.

     

    Suivit un long silence ; des questions me brûlaient les lèvres. Des réponses que je n'étais pas sûr de vouloir connaître.

    -Parlez moi de votre vie, dis-je.

    -Non.

    Julietta False me foudroya de ses yeux masqués par les verres colorés.

    -Ma vie, je ne la partage pas. Je vois bien assez de gens dans mon travail, je me lie avec eux... Le reste, c'est à moi seule, ça m'appartient. Il faut que ça soit...différent, vous comprenez ?

    J'avais un peu peur de comprendre, de percevoir aussi mon véritable rôle dans l'histoire ; je devinai aussi que la conversation allait de nouveau se draper dans son manteau de cynisme. Elle darda ses regards assassins, par dessus les lunettes teintées, sur le café encore tiède et le muffin à moitié mangé.

    -Parlons boulot, plutôt, lâcha-t-elle en déposant ses lunettes sur la table. Parlons des 'cibles' si vous voulez. Ces malheureuses créatures.

    -En suis-je une ?

    -Je ne répondrai pas à cette question. D'ailleurs, rappelez vous que vous n'êtes pas censé en poser.

    -D'accord, dis-je ; et le prochain...vous pensez qu'il va se suicider aussi ?

    Elle grignota un morceau de muffin.

    -Non. Il ne lui arrivera rien, à lui.

    -Vous l'aimez bien ? 

    Elle rit :

    -Non, ça n'a rien à voir. Simplement, sa mort n'est utile à personne. Elle ne rapporterait pas un centime.

    Elle s'interrompit, avala une gorgée de café avant de reprendre :

    -Je veillerai juste, comme une mère poule, à ce qu'il ne lui arrive rien. Rien...d'intéressant, vous comprenez ? Une vie plate ; en fait, c'est son électro-encéphalogramme que je tue."

     

    J’acquiesçai, sans rien dire. les minutes passèrent, longues comme des heures. Il était temps de payer ma note ; d'ailleurs Miss 'F' avait remis ses lunettes, et je savais que je n'en tirerais plus un mot.

     

    FIN (peut-être)

     

    Gatrasz.


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  • Fond sonore : [Lou Reed - This Magic Moment]

     

    Elle était là le lendemain, pas à la même place mais avec les mêmes lunettes et le même petit chapeau. Devant elle, je vis, en m'asseyant tout près, mais pas tout à fait en face, un grand cocktail multicolore ; il faisait plus chaud que la veille.

     

    "Où en étions-nous ?"

    Habile coup de sonde pour voir ce dont j'avais envie qu'on parle ; j'éludai. Elle attendit un peu puis reprit :

    -Que savez-vous du renseignement industriel ?

    -Hum...l'espionnage, vous voulez dire ?

    -Certains l'appellent comme ça, oui. Mais c'est à la fois trop romantique et un petit peu mesquin. Vous ne trouvez pas ?

    -Je ne sais pas. Pourquoi, c'est votre boulot ?

    -Non.

    Elle était plus difficile à saisir qu'à notre précédente rencontre ; mon dessin se faisait plus vif, plus aigu et je devais aller plus vite. J'étais intrigué aussi ; on l'eût été pour bien moins.

    -C'est une étrange façon que vous avez de parler de vous sans trop en dire, dis-je.

    Elle tourna la tête pour me lancer un regard dont la teneur m'échappa, mais non la brièveté.

    -Certes, j'admets...

    Elle approcha les lèvres de la paille, but une gorgée.

    -Je suis,  reprit-elle, une sorte de...comment vous dire ? De petite amie professionnelle.

     

    Je haussai un sourcil, pas sûr de ce que je devais réellement comprendre. Je la vis me regarder du coin de l’œil, sourire discrètement puis de plus en plus.

    -Ah, ça vous épate, hein ? Mais vous n'y êtes pas. Je touche des vraies fiches de paie, j'ai des...compétences en économie et en droit, et mon travail est absolument légal, à défaut d'être toujours très honnête.

    -Je n'en doute pas.

    -De ma malhonnêteté ? Vous faîtes bien. Vous décevoir m'aurait fait trop de peine. Disons que je suis une investigatrice, en réalité. Dans un domaine un peu spécial...

    -Ah ? C'est à dire ?

    -Tous les domaines, en fait. Mais il m'arrive parfois de devoir m'attacher à ma cible sur le plan sentimental. Je simule, quoi ; mais des tas d'autres femmes le font. Et moi, je ne le fais pas pour l'argent, quoique je puisse comprendre la chose. Simplement, ce n'est pas mon cas. J'ai un patron, je rends des rapports de mission - édulcorés, vous vous en doutez...

    -Dans quel but, alors ?

    -Oh, ça dépend. Obtenir une info, dans le domaine industriel le plus souvent mais pas que.

    -Diplomatique ?

    -Ah, non ! Jamais. C'est un boulot d'espion ça, d'agent secret, mais je ne m'occupe pas de ça. De politique, oui.

    -Et quand la mission est finie...

    -...je disparais. Tout simplement.

    Imperceptiblement, le croquis que je faisais d'elle avait pris un tour plus sévère, plus cynique. Plus attirant aussi, mystérieusement.

    -Vous avez dû en briser, des cœurs...Julietta.

    -Vrai. Mais chacun est libre de voir les choses sous l'angle qui lui plaît. Ce n'est pas toujours simple non plus pour moi, hein.

    -J'imagine, oui... Ne pas trop s'attacher, c'est ça ?

    -Vous êtes trop influencé par le cinéma. Bien sûr qu'on s'attache, sauf quand le type est vraiment trop con. Mais on apprend à dépasser tout ça.

    -Hum...et vos 'cibles', elles vivent ça comment ?

    Elle finit d'un trait son cocktail.

    -Mon cher, ce n'est pas mon boulot de les préparer. Parfois, on distille un ou deux conseils, on ne peut pas s'en empêcher. Mais comment affronter les épreuves, c'est à chacun de voir. On n'est pas toujours responsables pour les autres.

    -C'est...direct. Et avec le dernier, ça c'est passé comment ?

    -Une affaire longue, presque 4 ans. Je commençais à avoir des remords, c'est du mauvais boulot quand ça part comme ça. Et puis, pas moyen d'avoir une vraie vie sociale à l'extérieur, alors il faut s'en contenter, se dire qu'on aura pas mieux de toute façon. C'est aussi beaucoup d’auto persuasion, ce job. Enfin bref, je commençais à ne plus avoir envie de mentir, à lui, à moi, j'ai fait un rapport sur la situation, tout ce que j'avais pu voir, comment j'avais infléchi les choix professionnels du gars, et je suis partie.

     

    Je n'ajoutai rien ; mon croquis était fini. Mon silence était pourtant éloquent, je suppose, puisqu'elle se pencha vers moi, au point que je pus sentir un peu de son haleine doucement alcoolisée. J'aurais pu l'embrasser.

    -Et lui, c'est ça que vous voulez savoir ? Hé bien moi, je ne voulais pas. Savoir. Mais on me l'a dit quand même ; il s'est jeté par la fenêtre. J'avais prévenu le patron : ce gars réagit mal aux situations problématiques, je dois m'en occuper à sa place, et tout. Mais non ; ils vont pas lui payer le psy non plus, hein ?

    -Non. Je suppose que non...

    Elle prit son sac et se leva, coinçant un billet sous son verre vide.

    -Vous supposez bien, Marc. Salut."

     

    (à suivre)

     

    Gatrasz.


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