• Fond sonore : [Johnny Cash - Ain't No Grave ]

    (Suite facultative - et tout aussi fictive - au précedent billet)

     

    Tu n'en peux plus, tu ne supportes plus de penser ; toute la journée tu as réussi à t'abrutir mais là, avec la fatigue, le barrage ne tient plus et la réalité pourrie te submerge. Une vague insupportable et ravageuse, un flot puissant et destructeur qui monte du tréfonds de tes émotions refoulées : en fait, tu es en train de t'autodétruire, de pourrir de l'intérieur et tu le sais trop bien. T'étais pas fait pour durer longtemps, t'aurais brûlé la chandelle par les deux bouts que tu ne serais pas parti plus vite. Maintenant ? C'est trop tard. Tu t'es préservé pour des conneries que tu ne connaîtras jamais, comme une de ces vierges pures américaines qui finiront vieilles filles. Dégoûté depuis que tes œillères sont tombées, tu vomis sur ce qui te reste et tu chiales quand tu n'as plus rien à dire. Comme tant d'autres soirs, tu te retrouves accoudé au zinc, dans ce brouhaha débilitant qui te plaît. T'es vidé devant ta pinte pleine ; t'es pas vraiment content, en fait, tu te hais juste un peu moins parce que l'alcool, ça étouffe même la haine, si tu bois suffisamment vite. Pourtant, là, tu attends : tu as envie qu'elle dure, cette pinte, t'as plus un rond. Les centaines d'euros qu'on te doit, mazette, tu sais que t'en verras jamais la couleur. Et là, comme tu écoutes les gens qui se marrent et qui gueulent bêtement, tout ça parce qu'ils sont en groupe et que ça les excite, ça te rattrape. ELLE te rattrape. Tu sens que ça t'envahit partout, dans ta tête, dans ta poitrine ; le souvenir de ses fesses, de ses cheveux, de ses yeux noirs, comme ceux d'un petit animal. T'aurais dû savoir que ça cachait quelque chose, un regard si intense. Mais non ; tu la voulais toute à toi, c'est tout. Tu l'as eue, d'ailleurs. Et puis un jour, pfffuitt, t'as compris que c'était fini, depuis un bon moment ça commençait à sentir le pourri. Mais t'avais pas voulu sentir, pas voulu voir, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus y avoir de doute. T'y pouvais rien, c'était fini ; tu voulais pas, t'aurais donné un bras mais la vraie raison c'est que ça dépendait simplement pas de toi. Et ça, vois-tu, c'est ce que tu peux pas encaisser.

    T'es là, à revoir dans le vide son regard quand vous étiez au lit, encore en train de baiser, il y a bien longtemps ; tu entends presque ses cris et ses soupirs d'extase, au point que t'as les yeux qui brillent et les larmes qui montent tellement ça fait mal. Et là, tu la vois, tu la reconnais à travers la bière tiède : l'autre, là. La putain. La garce, celle qui t'as fait tout déballer l'autre soir. Qui t'as emballé à la provoc' pour te baiser façon hold-up. Qui t'as forcé à être ce que tu voulais surtout pas, au fond ; parce que t'es masochiste, parce que tu préférais être le gars qui s'est pas remis, qui se répare pas, qui peut pas remonter en selle. Tu admirais ton abstinence vertueuse et inutile, tu la haïssais mais tu la voulais. T'aimais cette colère rentrée, cette frustration judéo-chrétienne basique sur laquelle tu craches et que tu vénères en secret comme une divinité maudite ; elle te faisait te sentir puissant, tendu comme un arc ou la gâchette d'un flingue. T'étais prêt à faire feu n'importe quand, à la moindre sollicitation, t'attendais qu'on vienne t'emmerder pour faire payer le premier venu ; jamais t'aurais frappé le premier, ça non, la posture eût été moins belle à coup sûr. Avec cette nana, t'as perdu tout ça en même pas une heure, tu lui as cédé comme un gros naze et ta putain de fierté monstrueuse y est restée, bousillée, souillée par une chatte dont tu te souviens même pas, sur des draps parfumés dont la simple idée te donne déjà la nausée. Toi qui disais que sans amour tu pouvais pas, que le cul pour le cul c'était pas ton truc, bin t'es baisé. Carrément ; tu redeviens l'égal de ces pauvres cons que tu détestes, aussi naze que les autres merdeux là, qui s'échangent des chattes et se les racontent à la table derrière toi. T'aurais tellement aimé pouvoir te retourner, plein de ta vertu poisseuse et la poser là, au milieu d'eux, envoyant valser leurs bières sur leurs fringues neuves et ridicules. Et puis leur casser à tous leur gueule de raie, parce toi t'es le mec chevaleresque, le gars triste qui chérit et protège et que toutes, elles rêvent d'avoir, au fond... Et tu te retrouves amputé de tout ça, parce qu'une foutue garce a su te ramener à ce que t'es vraiment. Un gros con.

    "Salut..."

    Ton cœur s'arrête. Bon sang, voilà qu'elle te parle...

    Tu lui fais juste un signe de la tête, en espérant que le symbole sera clair, qu'elle osera pas la ramener si t'es suffisamment distant. Tes yeux restent rivés sur ta pinte, tes muscles se contractent, tu respires à peine. Vas-t'en...

    "...tu m'offres un verre ?"

    *BAM !*

    Elle pousse un cri aigu quand elle reçoit ta pinte en plein visage ; la bière a éclaboussé partout et toi, t'es déjà sur elle. Renversés par terre entre les tabourets, elle qui cherche à reprendre son souffle et toi, à genoux sur elle, à taper sur sa figure qui saigne un peu au niveau de l'arcade. Des gifles d'abord, et puis les poings lorsqu'elle se débat. Elle t'en colle une en frappant à l'aveugle et toi tu continues, déchaîné, il faut qu'elle paie pour tout ce qu'elle t'a pris, pour avoir eu le culot de revenir te draguer après. Elle aurait dû savoir, bordel... Au tour de toi, t'entends plus rien ; un truc en continu dans tes oreilles - elle crie. Tu cries. En fait, vous hurlez tous les deux, comme l'autre soir dans son lit imprégné de stupre et de sensiblerie vulgaire ; mais cette fois-ci, ça n'est plus seulement de plaisir, la souffrance a pris le dessus, vous êtes tous les deux lancés à la vitesse de la lumière sur une autoroute de douleur et de haine qui vous emporte, ensemble, vers ce qui doit être la fin. Il faut que ça se termine là, ce soir, tu ne veux pas continuer après ça. C'est fini, tu l'as enfin accepté quand t'as choisi en une fraction de seconde de lui balancer ton verre. Marre de tout ça, des gens, des sentiments foireux et de la politique viciée, des cons qui se foutent sur la gueule pour un putain de match, tu sais pas pourquoi ça te revient comme une bouffée de gaz toxique, un vieux relent de charnier. T'en veux plus, de ce monde, tu ne veux plus le voir. Le FN au pouvoir... Plutôt crever, tu te dis.

    *BING !*

    Elle a dû retrouver ta pinte, par terre ; tu te la prends en pleine gueule, tout à coup, des bouts de verre giclent partout et tu te retrouves désarçonné. Pendant qu'elle rampe en arrière, quelqu'un t'agrippe aux épaules : un des pauvres nazes de tout à l'heure. D'une ruade tu l'envoies valser sur ses camarades, et tu replonges à bras raccourcis sur la fille, la bourrant de coups sur les côtes. Aveuglé par le sang qui coule de ton front, tu te redresses un instant et tu t'essuies les yeux : tu vois qu'elle se protège le visage, elle a un œil enflé, la lèvre fendue et le nez qui saigne ; mais t'en as pas encore assez, et tu t'entends gueuler :

    "Pourquoi t'es revenue ? Pourquoi ! Pourquoi !!"

    Et soudain, tout s'arrête ; un choc gigantesque et tu te sens partir ; en basculant sur le côté, t'as juste le temps de distinguer la silhouette énorme du barman qui tient un tabouret à pleines mains. Et tu sombres... Quand tu émerges, c'est pour te sentir empoigné rudement, soulevé par une force contre laquelle t'es rien qu'un poids mort, des mecs qu'on l'habitude de soulever des saloperies dans ton genre. Tu distingues deux flics, à la lueur du gyrophare bleuté qui te nique les yeux en arrivant dehors. Là il fait froid, il y a la fille, assise sur une chaise au milieu du trottoir ; elle est entourée de personnes en blanc qui lui tamponnent le visage avec du coton. Elle aussi, elle s'échappe... Mais pas le temps de penser, les flics ne s'arrêtent pas, et ils t'entraînent vers la lumière clignotante. Non, tu te dis ; c'est trop con. Tu voulais que ça soit fini, et pourtant tu sens bien que ça fait que commencer, au fond. La taule, les matons, et puis la conditionnelle et une vie de merde comme jamais t'as imaginé. A côté de ça, ta peine de cœur ça sera rien, que dalle, une petite cicatrice et pas plus. Mais pour toi, c'était tout, c'était la fin d'un monde ; et tu veux désespérément qu'il finisse. Là, maintenant. Tu profites qu'un des flics te lâche pour ouvrir la portière du fourgon : un coup d'épaule, jouer de tout le poids du corps en direction de la route, et voilà. T'es libéré ; juste un instant, mais tu savoures, t'as réussi : cet instant va durer toujours, t'as fait ce qu'il fallait pour. Un son de fin du monde dans tes tympans, les flics qui gueulent et qui bougent pas : t'as gagné. A cette heure, tu le sais, ils tracent, les poids-lourds sur l'avenue ; çui-là, tu le vois même pas venir, t'entends seulement le bruit du klaxon qui t'assourdit, t'assomme juste avant la grande embrassade. VLAM... Et c'est fini.

    FIN

    Gatrasz.


    3 commentaires
  • Fond sonore : [Jean-Louis Murat - 16h00 Qu'Est-Ce Que Tu Fais ? ]


    "Hé, connard ! Mais pour qui tu te prends ? "  

    Elle se retournait comme une furie ; mon sac avait dû frotter, frapper peut-être son postérieur un rien proéminent, mais comment tu veux faire dans un supermarché à l'heure de pointe, hein ? Ma main, aussi, avait profité du voyage, je n'avais pas l'intention de le nier. La brune aux boucles artificielles continuait d'aboyer, mauvaise : 

     

    "Tu crois que tu peux me peloter, là, comme ça ? Non mais franchement, pauvre type !

    _Faut dire, t'as un corps qui mérite toutes les attentions...

    Une réponse comme j'aime bien les faire, en coup de dés, ça passe ou plus souvent ça casse. Pour ce que j'en avait à foutre, de toute façon... Elle se rapprocha, me toisa de haut ; j'aimais pas trop son parfum, mais ses cheveux...

    _...et tu crois que t'en serais digne, c'est ça ?

    Je ne jugeai pas nécessaire de répondre. Cependant, le ton s'était radouci, et elle se rapprocha jusqu'à me souffler au visage :

    _Minable...

    Je souris ; le genre d'insolence censé attirer soit la gifle, soit une autre forme de bonne fortune. J'aurais pu tout aussi bien dire : tu veux vérifier ? Oui, apparemment elle voulait.

     

    Sa chambre n'avait aucune gueule, mais je m'en fichais totalement. Au risque de passer pour un romantique, j'avais enfoui mon visage dans les boucles brunes avec l'énergie du désespoir ; et je m'en serais volontiers tenu là. Mais elle réclamait autre chose et, bordel, demandé comme ça je ne pouvais pas dire non : j'avais le pantalon aux chevilles, et ses doigts constataient vigoureusement que je bandais déjà comme il faut. Je la débarrassai de son petit haut trop strict, me retrouvai nez à nez avec sa poitrine rebondie. Son soutif' une fois dégrafé, je le fis sauter d'un coup d'ongle qui fit jaillir des tétons pointus comme des balles. Je les touchai, les goûtai, et elle parut apprécier la méthode. Basculant sur son lit, elle m'entraîna dans sa chute au milieu des plis de la couette, une horreur synthétique de catalogue à la con, couleur indéfinie, je préférais ne pas savoir. Je m'installai pour reprendre la tétée, mais elle me poussa énergiquement plus bas, le nez presque dans sa toison brillante et mouillée. C'était direct, mais j'avais décidé de prendre mon temps. Ce qui rehaussa carrément le niveau, c'était ses bas. Noirs, d'un fin nylon satiné que je pris plaisir à filer de l'ongle par dessous tandis que j'y laissais glisser mes lèvres. Une vraie pin-up ; manquait plus que l'odeur de l'huile de moteur d'avion pour parfaire l'image. La glissade textile prit fin, et je mordis à belles dents la chair du creux de sa cuisse, juste sous le pli de l'aine. Pas au point de faire vraiment mal, non ; mais assez pour provoquer ce frisson général accompagné d'un petit cri, comme un signal.

    Viens donc goûter, camarade ; il est 16 heures...

     

    Griffant ses hanches, j'enfouis ma bouche au sein de son pubis moutonné de touffes sombres, ma langue s'activant comme un outil d'horloger. Les bruits de gorge devinrent des cris haletants au rythme de plus en plus fou ; quand j'eus remonté sa boîte à musique, elle se désarticula comme une ballerine qui tombe, vaincue par une epilepsie foudroyante, comme Ian Curtis au milieu de ses transes foutraques. C'était un genre de signal, ça aussi : c'était mon tour. Je grimpai sur elle sans lui laisser le temps de souffler. Je me glissai en elle sans y penser vraiment, refusant de penser, m'accrochant à cette sensation fuyante, indispensable et fragile, contact sexuel furtif et désincarné. Ne pas flancher, tenir jusqu'au bout de ce simulacre d'amour parce qu'autrement tu sais pas faire... Mais elle ne se laissa pas faire sans rien dire ; elle murmura des insanités dans mon cou, noua ses jambes autour des miennes, acceptant le combat qui, seul, justifiait l'acte. Nous luttions tous deux pour un même but, à qui l'atteindrait le premier, plus vite, plus fort ; en fin de compte nous jouîmes presque en même temps, elle a califourchon sur moi, nos corps emmêlés comme nos cris et nos souffles, perdus. Je lâchai ses seins, rougis sans doute, et elle s'inclina sur moi, m'inondant de ses cheveux - torrent de boucles humides de sueur, dernier suffoquant plaisir avant le retour pénible aux réalités. La mienne. La sienne. Elle s'allongea un instant contre moi, puis se roula en boule dans ses oreillers ; je luttais pour ne pas m'endormir là, vulnérable, inopportun.

    Soupir.

    "T'étais carrément en manque, dis donc !, risqua-t-elle, presque timidement.

    Que répondre à ça sans avoir l'air d'un crétin ? Rien, sans doute.

    _Pourquoi, ça t'a pas plu ?, dis-je, vaguement agressif ; l'énervement montait tout à coup, je savais bien pourquoi au fond. Pourvu que ça ne dégénère pas...  Elle s'assit en tailleur dans les coussins, voulut me toucher mais se retint.

    _Si. C'était bien. C'était très bien. T'es un amant attentionné. Ta copine, elle a de la chance, j'espère qu'elle se sait.

    J'eus l'envie brutale et furtive de la gifler.  Putain, elle avait compris ça aussi !  Je me retins, serrant dans mon poing les draps froissés par nos ébats, et sûrement d'autres types avant moi. C'était bien le genre... Du coup, au lieu cogner, je crachai quelques mots qui attendaient de sortir, dans le vide intersidéral de la pièce où je venais de baiser cette conne :

    _Elle s'en fout.

     

    J'avais postillonné sur son épaule ; elle baissa les yeux, mais ne fit rien.

     

    _Comment ça, elles s'en fout ? Si c'est ta meuf, elle doit bien s'en préoccuper...

     

    Elle eut le réflexe salutaire d'éviter ma main ; je fis des arabesques dans l'air avec mes doigts, comme si de rien n'était. Comme si rien n'avait failli déraper. Temps mort.

    _T'es lourde. Je te dis qu'elle s'en fout. Son point G, il est dans sa gorge, comme dans ce putain de film des années 70. Et ses orgasmes elle se les fait toute seule ; c'est pas vraiment le genre de truc qui peut se partager. Une branlette dans les chiottes, à côté de ça, c'est le paradis terrestre..."

    Elle n'ajouta rien. Pendant qu'elle enfilait un vieux t-shirt en reniflant, je me rhabillai ; puis je partis en claquant la porte. Dehors, il faisait déjà sombre ; les rues désertes s'offraient à ma fuite, et je m'engouffrai dans la nuit.

    Et merde...

     

     

    Gatrasz.


    4 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires