• Je l'avais faite avec amour, avec de la cagette et du sapin, et toute l'ardeur qu'on met aux choses dont on sait qu'elles ne dureront pas ; j'avais ma hache et mon rabot, du papier de verre et mon grand couteau de cuisine. Ma belle guitare, ma Melody Larsen avait des échardes, des angles durs et un son chevrotant. Elle piquait les mains comme les oreilles, et les bouts de fil de fer coupés avec les dents d'une vieille tenaille déchiraient la paume tout au long des solos. Mais peu importait qu'elle grince, que les étincelles jaillissent des cordes et fassent des courts-circuits ; je l'avais faite comme on taille une torche, pour la brûler et s'éclairer un peu pendant ma descente en scène. Les cris qu'elle poussait dans l'ombre et ceux qu'elle émettait sous les spots rouges étaient d'ailleurs bien différents : elle grondait dans le noir comme les sanglots d'une bête qui sent qu'elle va mourir, et la lumière lui brûlait les yeux. Moi, je n'écoutais pas ; ma voix étrangement grave crachait du sang et de l'électricité. Je crois que j'aurais tout aussi bien pu nouer mes cordes vocales à la caisse de ma glorieuse compagne de concert... Et puis j'ai vu son sang couler, un liquide épais comme du pétrole s'échappait des interstices entre les planches et dégoulinait sur mes jambes. J'ai bien compris alors que le moment était venu, qu'elle ne tiendrait pas plus longtemps sous mes assauts rageurs de garçon frustré. Sa pauvre carcasse avait fait son temps, star au petit corps fragile, météore qui échoue dans une atmosphère où l'oxygène l'étouffe et l'incendie. Le temps d'une prestation le consume, et c'est fini ; tandis que moi, je demeure avec mon réservoir à colère prêt à s'emplir de nouveau. Dans un accès de rage et de tristesse, devenu totalement inaudible, je la broie sur le plancher gras taché de souffrances passées ; je la laisse là, secouée des soubresauts nerveux de ses câbles électriques. Ceux-là même que j'avais arrachés à l'ampoule de la cuisine... Les pieds dans sa flaque de noirceur collante, j'ai encore le manche dans les mains ; piteux débris aux cordes outragées qui pendent comme un fouet tragique, comme les tentacules d'un poulpe étrange à qui on vient d'arracher sa proie. Il faut que je me détourne, que je remonte à présent la pente en laissant sans regrets mon énergie brisée là, par terre, dans ses échardes et mes hydrocarbures...

    Gatrasz.


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  • (Flyer croqué à l'arrache pendant une répète...)

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  • (12 Hrs ago...)

    Hier soir, je suis sorti, à cette heure où la Lune défaille parce qu'elle commence à fatiguer, et où l'Aube rechigne à se lever matin. En fait, ça n'était plus vraiment le soir ; il devait être environ 4 heures. Ensuite, je sais, j'ai commis une erreur : j'ai volontairement quitté le goudron pour le petit chemin de terre. J'aurais dû le savoir pourtant ; sur ce sol sont gravés, du bout des doigts, tant d'incantations et de blasphèmes qu'en y marchant la nuit on croit sous nos pieds nus voir les pentagrammes et lire les malédictions muettes confiées là au passé et à la poussière. Je suis reparti emportant avec moi ces mots interdits, collés sous ma semelle ; j'ai aperçu les lumières du château, je les ai fui mais plus tard l'ombre a gagné mes peurs. Le froid est tombé, phénomène bien connu au Désert : ces étendues glacées qu'au jour le Soleil inonde et recuit. Je sentais les cristaux d'humidité nocturne s'accrocher à mes basques pour me ralentir ; et dans les ruelles obscures grondaient des bêtes étranges. J'étais observé par des créatures que je ne reconnaitrais pas, cachées comme elles étaient derrière les poubelles et dans les cages d'escalier ; mais cette Nuit-là n'était pas à moi. Des chauve-souris géantes voletaient autour de ma tête, j'entendais le battage haletant de leurs bras ailés craquer dans la pénombre comme les rafales d'une mitrailleuse d'éther. Tac-tac-tac-tac, et puis tac-tac-tac encore. Je devais être plutôt flou sur leur radar, incongru dans leur assomoir où la gent humaine est une proie ou, plus sûrement, n'est pas. J'ai donc tourné les talons sous le nez du crabe-guetteur, vissé à son tronc d'arbre comme un oeil caparaçoné ; et j'ai regagné mes pénates, le dos voûté, ma mission accomplie mais ma retraite infiniment plus compromise qu'avant. Je n'oublie pas qu'au retour, une haute silhouette s'est dessinée dans un coin pas très clair pour me regarder partir ; et sur des mots sans suite, comme un test de voix des micros de l'Enfer, il a déployé de vastes ailes grises. Et il s'est envolé, le bougre ; et dans l'air lourd et froid ça faisait : Flox, flox, flox...

    Gatrasz.


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  • Je suis comme un enfant qui verrait des Ombres parmi les Vivants ; comme une fillette qui distingue les Monstres dans l'Obscurité, ou comme ce vieil Aveugle dont les yeux déjà morts voient évoluer les habitants du Monde de l'Au-Delà. Je vois de sombres silhouettes aux Figures grimaçantes ; ils me font peur, ils me glacent le sang mais maintenant je sais Qui ils sont. Je les ai reconnus - tellement parmi eux possédaient mon visage... Ils existent et ils n'existent pas, ils sont à la limite de la Réalité et du Fantasme. Ils vivent dans cette frange, cette bande étroite où presque personne ne peut les voir, entre les Apparences et la réalité des Intentions. C'est un peu comme voir des poissons, Créatures insaisissables, nager et se faufiler en eaux troubles, imprévisibles, entre le Fond et la Surface...

    Je vois chaque personne sous l'aspect d'un
    Kaléidoscope. Il y a plusieurs formes, il y a plusieurs visages pour chacun. Je détecte en même temps le Montré et le Caché ; je ressens dans mes tripes la gestation d'une Pensée dissimulée sous le voile d'un Mensonge. Plus celui-ci est tissé, argumenté selon la forme de la Vérité, plus je la vois. Pourtant elle est absente : indéfinissable paradoxe de la Réalité, insupportable contrariété pour une Franchise sans concessions. Ces Fantômes sont Clones parfaits et en même temps Caricatures. C'est comme croire à ses propres Mensonges, on faiblit sous le poids de notre Fausseté jusqu'à devenir cette Horreur qu'on a créée. La Créature de Frankenstein prenant l'identité du Docteur ; le Spectre prend possession de son Géniteur. Moi, je les vois faire mais je ne peux rien. Grand œil sinistre et impuissant, je m'écarquille et je hurle en Silence quand la Chose insidieuse me montre les dents. Je regagne ma triste orbite, la Caverne du Mythe où les Ombres sont seulement des Films. Et loin ; si loin...

    Gatrasz.


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  • III. LE CONTRACTUEL

    En ville, Mickaël me fit stopper près d'un petit bar sur le port ; j'entrai, toujours sous sa discrète menace. Un groupe de lycéennes babillait autour d'une petite table à gauche tandis que sur la droite le zinc se prolongeait jusqu'à une autre issue. J'y marchai tout droit, l'arme de Mickaël dans mon dos. Nous passâmes devant un barman énigmatique qui nous suivit des yeux un moment tout en essuyant des verres, et un poivrot qui ne nous accorda qu'un coup d'œil. « Comment peuvent-ils ne pas voir que je simule la bonne humeur ? » pensais-je désespérément ; mais ces pavillons de détresse imaginaires restèrent évidemment lettre morte. Cela ne me surprenait finalement pas tellement. De nos jours, personne ne se préoccupe plus de ce que font ses concitoyens ; tout est normal, on ne se met pas en mesure de recevoir les signaux d'alerte qui pullulent à présent dans la Société Silencieuse qui étouffe... Mes réflexions philosophiques au doux parfum de redescente furent interrompues par l'apparition d'un sigle étrange, peint sur un tableau à la sortie opposée du bar ; une évocation hédoniste que soulignait à présent la vue d'une pelouse fraîche et fleurie où s'ébattaient nombre de silhouettes, majoritairement en couple. « Pas de tabou », apparemment, « dans ce lieu de liberté très privé » ; comme l'affirmait l'affiche, on était là dans une bulle, et je me demandai ce qui arriverait si je décidais d'appeler à l'aide. Mais, bizarrement, je sentis la curiosité m'envahir, en même temps qu'un sentiment difficile à identifier ; c'est pourquoi je ne dis rien lorsque mon ami m'envoya rouler, sans violence, dans un moelleux massif de pâquerettes.

    « Excuse-moi, murmura-t-il en s'agenouillant sur mon dos ; je n'ai pas pu faire autrement. Je ne voyais pas comment t'amener ici...
    _Mais pourquoi... ?
    _Je...je t'aime, tu sais...
    »

    Je tressaillis et me retournai ; mon regard en coin croisa son œil triste, et mon cœur fut submergé soudain par une vague d'émotion. Ainsi... Je me laissai retomber dans l'herbe humide et odorante, songeur. Devant mes yeux je découvris l'arme que mon ami avait pointée dans mon dos dans cette aventure : c'était un fragment d'épée antique... Rien en vérité ne me prédisposait ni ne m'obligeait à accepter ce que Mickaël s'apprêtait à me faire ; pourtant je sentis ma volonté défaillir, et je m'apprêtai à devenir d'ici quelques minutes parfaitement consentant, couché sous le poids de ce troublant ami qui, maintenant...

    «
    Monsieur ! Monsieur ! »

    Je me redressai, ne sachant si j'allai en fin de compte, bénir ou maudire cette interruption. Le poivrot de tout à l'heure s'approchait rapidement, accompagné d'un contractuel.

    «
    On me signale, m'annonça ce dernier en désignant le buveur, que vous êtes en infraction de stationnement ; veuillez me suivre, s'il vous plaît, pour régulariser votre situation ».

    Je le suivis, laissant mon pauvre Mickaël agenouillé dans l'herbe ; au passage le poivrot me glissa à l'oreille : «
    J'ai fait ce que j'ai pu, Monsieur ; vous aviez réellement l'air d'avoir besoin d'aide, vous savez... »

    J'opinai du chef, incapable de répondre. Mon opinion sur le Monde se révolutionnait tout à coup. Tout cet Amour... Etait-ce un rêve ? Les rires moqueurs des lycéennes qui batifolaient dans leur box ne m'atteignirent même pas ; d'un seul coup bien placé j'étendis le contractuel. Dans ma main, encore, le pichet à moitié plein que j'avais conservé depuis le début, sans doute. Et Mickaël qui m'attendait, tout seul, là-bas... Tellement d'Amour, en vérité...

    FIN

    Gatrasz.


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