• II. L'AMI

    Debout sur le sol dallé, je regardais la petite table de pierre avec un intérêt passionné, tâchant de deviner quel pouvait avoir été son usage ; l'entrée de la salle avait été dégagée ce matin par les bulldozers, et les ouvriers du chantier du golf nous avaient aussitôt téléphoné. Nous, archéologues départementaux, notre boulot consistait à expertiser toute forme de vestige mis au jour et à organiser si nécessaire des fouilles préventives pour pousser le sujet un peu plus loin et juger de l'importance d'un site, voire pour extraire le matériel et reconstruire ailleurs ce qui aurait été découvert sur le parcours d'une autoroute ou d'un gazoduc. Dans ce cas précis, je ne savais pas trop quel château (au vu des dimensions de la pièce et des murs) avait pu occuper la zone, ni à quelle période le situer. Mais il se dégageait quelque chose d'imposant de ces pierres oubliées, quelque chose de profond qui ne demandait qu'à communiquer. Je sentais comme des ombres qui tournaient autour de moi, cherchant l'instant propice pour entrer dans ma tête et me révéler le secret de ces vestiges d'un autre âge. Leur tourbillon m'entraînait vers le centre, vers cette petite table de pierre où se dressaient deux espèces de pichets de verre qui m'intriguaient beaucoup. Ils m'attiraient, ils m'appelaient, sans m'en rendre compte je m'approchais d'eux pas à pas, les mains tendues et les yeux écarquillés ; et tandis que leur image se gravait dans ma mémoire rétinienne, j'eus soudain l'impression qu'ils étaient pleins. Remplis d'un liquide ambré dont le niveau se précisait peu à peu, comme à travers un brouillard ; je perçus même un léger parfum lorsque, toujours sous l'effet de ces étranges souvenirs extérieurs, je fus à même de toucher le bord de l'un des récipients translucides. Il était tiède. Je me saisis de la poignée pour le porter à mes lèvres ; le contenu en était à température idéale, ambiante. Le goût en était à la fois connu et impossible à identifier, il coulait comme du petit lait jusque dans mon gosier surpris, et j'en aurais bu sans réfléchir une rasade consistante si une main ne m'avait rudement pris par l'épaule.

    Je me retournais sur Mickaël, mon collègue de travail ; mais je sentis quelque chose derrière moi, et il me dit de ne pas bouger.
    « Qu'est-ce qui te prend ?
    _Ne dis rien, et avance »
    J'obtempérai, un peu secoué par mon retour à la réalité ; les brumes mémorielles se dissipaient douloureusement comme l'alcool se dissout dans l'organisme, laissant derrière elles une légère gueule de bois.

    En attendant, mon ami me poussait dehors en pointant une arme dans mon dos ; je me gardai bien de lui désobéir en posant trop de questions, et me contentai de marcher dans la direction qu'il m'indiquait. Dans la voiture cependant, je tentai à nouveau de savoir ce qui lui prenait ; il me fit taire sèchement, me forçant à regarder la route
    ...

    -A suivre-
    Gatrasz.


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  • I. LE NAIN

    Le Nain Fandrün monta l'escalier de pierre d'un pas lourd. Dans la vaste alcôve où les flammes du feu qui couvait éclairaient de reflets fauves les pierres de la voûte , sa femme Bronnin se tenait devant l'énorme chaudron, les poings sur les hanches :

    "Que viens-tu faire ici, Fandrün ? L'accès de ce lieu t'est interdit.
    _J'en suis le gardien
    , grogna-t-il dans sa barbe.
    _Alors tu ne le sais que mieux. Déguerpis ; en ces lieux c'est moi qui commande, et même à toi, Fandrün, je refuserai ce que tu réclames. N'insiste pas."

    Le vieux Nain grommela dans sa barbe, et ses doigts se crispèrent sur la poignée de son épée large et courte ; il n'eût toléré cet affront de personne, seule la vision de sa femme au lieu d'une quelconque servante retenait son bras. Fandrün avait été un guerrier redoutable devant lequel fuyait l'ennemi ; mais il défendait à présent l'accès aux caves où l'on fabriquait l'élixir secret dont le Royaume tenait sa force, au cœur du gigantesque château royal. Cette relégation dans les profondeurs froides et sombres eût pu lui plaire s'il n'y avait eu l'ennui et la solitude. Plus d'armées sous ses ordres, plus de combattants à occire ; et Fandrün ruminait en buvant sa dose d'élixir réglementaire, qu'il additionnait de celle de sa femme et de ce qu'il gagnait au jeu contre les gardes de son escouade. Toute honte bue, il déclinait ; et son épée légendaire frappait de moins en moins juste à l'entraînement. Pour cette raison, et parce que les quantités étaient soigneusement comptées, sa femme lui refusait le supplément qu'il lui réclamait souvent. Il ne riait plus maintenant, il ne faisait même plus semblant ; et son regard se fit cette fois haineux, tuant au cœur de Bronnin de nouvelles illusions d'amour qui passèrent à l'instant au rang des souvenirs.

    Fandrün se détourna rageusement, puis descendit quelques marches de l'escalier qui descendait dans la grande salle où restaient, vides, les deux pichets réputés contenir la vraie source éternelle d'élixir et qui pour lui s'étaient depuis longtemps taris. Leur vue, du haut des marches, exaspéra sa colère et il sortit son épée complètement du fourreau ; il la fit tournoyer dans l'air sous le regard médusé de sa femme, puis elle quitta ses doigts pour traverser la salle dans un sifflement. Les yeux agrandis par l'horreur, Bronnin, Fandrün et les gardes en faction virent la lame légendaire atterrir à plat dans un fracas terrible sur la table de pierre et rebondir, brisée, entre les pichets de verre intacts et comme impassibles. Le vieux Nain émit un cri plaintif, si bas que seule sa femme l'entendit s'échapper tandis que le corps de Fandrün s'affalait sans vie et sans un bruit sur les degrés de pierre. Avec la fin de cette lame illustre qui seule gardait encore ce qu'il avait été de robuste et glorieux, il avait rendu l'âme
    ...

    -A suivre-
    Gatrasz.


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  • [The Young Gods - Gasoline Man]
    (God Save my Rock N'Roll Queen)

    Sur une piste tout sauf lumineuse, où seules dansaient les horreurs qu'un vigile sans imagination avait laissé passer, j'ondulais ma couenne liquoreuse aux relents fiévreux de tristesse oubliée. J'avais dit que je danserais, à défaut d'une corde j'avais choisi les planches épineuses, et plus rien ne pouvait m'empêcher d'exprimer ici le jus de mes regrets, fruit de mes attentes pour le moins déçues et des cadeaux aussi inattendus qu'empoisonnés de la vie à la surface. Qu'on est mieux aux étages inférieurs, où la boue noire des crimes accomplis là-haut ne colle plus aux basques mais s'écoule, liquide... Je glisse sur des flaques qui ne sont plus du sang, au détour des pogos où les crêteux m'entraînent avec une joie féroce. Dans la cage derrière moi, les musiciens jouent leur vie douloureuse en écornant leurs doigts électriques sur les cordes grasses d'un rock bien acide, la sueur d'un Lou Reed noie les amplis saturés à bloc. Des yeux blancs me visent et à chaque coup me manquent, se raccrochent à une jambe ou à un riff pour ne pas tourner du globe ; ils voudraient rire d'eux-mêmes mais ils sont trop essoufflés pour ça. Comment leur faire comprendre qu'ils s'agitent en cherchant la lumière sur une piste aux étoiles mortes depuis longtemps, sous une musique dépressive qui n'est toujours que sauts du haut des falaises , message dans une bouteille confiée à la mer des sanglots de nos frères qui font couler la weed ? Tous ils finiront par craquer... Je terminerai seul debout de la tribu de Dana sous mes vêtements glauques et plus personne sous mes bottes ferrées, j'ai vu la mort se marrer et ramasser ceux qui restaient ; enfin sur les genoux je serai dans le stupre et l'essence (salée) de toxines expurgées par l'effort inutile sacrifié aux divinités mortes, là-dessous enfouies dans une nécropole que les pas répétés des danseurs ont scellée sous la terre tassée. Elles ne remonteront pas, les terreurs qu'on y oublie ; plût aux vivants qu'après ma mort, on ne m'enterre pas si profond que je les y retrouve...

    Gatrasz.


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